GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

Jeunes

Valse avec la vie

Comment les hommes se démerdent avec leur conscience, leur mémoire, la mémoire qu’il ont d’eux-mêmes après avoir connu l’horreur, participé à l’horreur, permis que l’horreur se déroule ? Prenez un homme de quarante à cinquante ans qui s'est retrouvé au feu à dix-huit ans, a semé la mort en obéissant à l'ordre criminel de vider son chargeur pour une cause quelconque, a vomi ses tripes en respirant l'odeur des cadavres, a tenu dans sa main le visage d'un frère d'arme pleurant de crever comme une merde, la panse ouverte, avant même d'avoir vécu.

Des gamins. C'est toujours aux gamins qu'on demande d'assumer l'absurdité criminelle des nations, des communautés, des sectes qui résolvent leurs problèmes existentiels en plongeant dans les flaques de sang qui irriguent la mémoire des grandes causes. Le cerveau humain survit, c'est une formidable machine à survivre. Jorge Semprun a écrit pour survivre. Parce qu'il fallait conjurer la mort, cette mort qu'on a chevillée à l'âme quand elle fut notre compagne le temps d'une courte éternité et qu'elle s'en est allée sans nous prendre, mais en prenant tout le reste.

D’autres ont oublié. La mémoire s'arrange avec ellemême, sait effacer le pire et reconstruire des légendes, juste pour permettre à celui qu'elle porte de continuer à exister. A exister sans que chaque jour soit peuplé des arrières-mondes obscurs que la fréquentation assidue de l'inhumanité ne manque jamais d'installer dans les coeurs.

Ari n’a pas écrit pour survivre. Peut-être n'avait-il pas lu Semprun ? Ari a fait la première guerre du Liban, dans Tsahal, à l'âge où les seuls soucis d'un homme devraient être de faire l'amour, de devenir un grand scientifique, d'écrire un roman majeur ou de faire cracher des larsens à sa guitare dans des caves enfumées remplies d'ados défoncés. Ari est le héros de Valse avec Bachir. Quand s'est déroulée la première guerre du Liban, où est le Liban, qui fut Bachir, qu'est-ce que Tsahal ? On s'en fout. Des hommes, la peur de la mort, des massacres, des cadavres d'enfants pourrissants à côté de leur mère se décomposant, bouffés par les mouches, le soleil et la poussière...

Toutes les guerres se valent, tous les massacres produisent la même odeur. Ari ne se souvient de rien. L'oubli, ce fut sa stratégie inconsciente pour survivre. Ou presque. Juste un souvenir. Celui d'être sorti nu de la mer, où il se baignait avec deux camarades, sa mitraillette à la main, puis d'avoir enfilé son uniforme de soldat sous le soleil naissant sur les immeubles éventrés de Beyrouth et d'être reparti, nulle part. C'était quoi ce souvenir ? Il est sorti de la mer comme on sort de l'enfer ou bien du ventre de sa mère.

On ne peut pas se souvenir de ce qui s’est passé dans un tel endroit car on n’est pas programmé pour ça. C'est un peu ce que dit le film. Ari est cinéaste. Ari est un conteur d'histoire. Comme tous ceux qui passent leur vie à noircir des pages ou à colorer des pellicules, Ari connaît l'ivresse du flot narratif. Mais il ne se souvient pas. Ari raconte des histoires, mais sa pire histoire est dans une boîte noire, inracontable. C'est le black-out mémoriel. La guerre qui débute, la colonne qui avance dans le Sud-Liban, les premiers potes qui tombent, le grincement des chars, la première permission, c'est encore net. Mais plus le massacre approche, plus les souvenirs se font la malle. Du massacre rien. Sabra et Chatila. C'était la Paix en Galilée. Pourtant il était là. Pourtant il a vu, il a entendu.

Son état major savait. Lui était môme. On lui a foutu un flingue dans la main et un uniforme sur le dos, comme tous les Etats savent si bien faire aux jeunes du monde entier. Combien de morts cette nuit terrible du 1 6 au 1 7 septembre 1 982 ? 500 ? 5000 ? On s'en fout. Le massacre a eu lieu. C'était la guerre civile.

Beyrouth gagnait sa réputation de bordel incompréhensible. Qui se souvient des Phalangistes de la milice chrétienne libanaise d'Elie Hobeika se vengeant de l'assassinat de Bachir dans une saignée froide, méthodique, absolument terrifiante ? Qui se souvient que ce secteur était contrôlé par l'armée israélienne du ministre de la défense Ariel Sharon ? Le massacre est exemplaire, c'est pour ça que le film est exemplaire, en plus d'être un bijou d'animation. Ari ne se souvient pas. Mais soudain il veut se souvenir, le passé vient le taquiner, emmerder sa conscience.

Alors il part. Retrouve ceux qui ont partagé ces moments avec lui. Et il tricote. Il tricote avec les fils du passé. Les souvenirs reviennent. Souvenirs construits, reconstruits, réels ? L'important n'est pas là. Le massacre lui revient à la mémoire. Ils y étaient. Ils n'ont pas bougé. Comment aurait-il pu en être autrement ? On ne refait pas le passé, on vit avec. Et il apprend à vivre avec. Sa quête est de se souvenir. Pour transmettre, pour assumer ? Un peu des deux, surtout des deux : le film est là pour ça. Ari nous parle de toutes les guerres. Celles du passé, du présent et du futur.

Une saloperie universelle que tous les Etats et toutes les sectes jalousent. Cette recherche de la mémoire perdue menée par un homme nous rappelle que faire vivre la mémoire de toutes les manifestations inhumaines de la violence légitime, quelle que soit sa parure, est juste une question de survie.

Car l’homme est fait pour la vie. La mort, la guerre, est sa négation.

Renaud Chenu

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