GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

International – Europe

Un grain de froment... pour obtenir un épi de froment

Après notre dernier article (D&S n° 88-89) sur le "terrorisme", nous avons reçu de nombreuses réactions. L'une d'entre elles reprenait partiellement l'article de Monique Canto-Sperber (philosophe, chargée de recherche au CNRS) qui avait suscité, en "une" du Monde, le 4 octobre dernier, le débat, en accusant Léon Trotsky d'être un "terroriste". Nous l'avions réfuté mais sans citer Léon Trotsky lui-même dans la fameuse brochure de 1938, "Leur morale et la nôtre" mise en cause par Monique Canto-Sperber. Cette brochure a encore été mise en cause par André Glucksmann dans une émission littéraire de Guillaume Durand. Nous y revenons donc : voici l'extrait le plus significatif de ce texte qui a tant de fois été mis en cause, sans apparemment avoir été lu.

"Interdépendance dialectique de la fin et des moyens :


Le moyen ne peut être justifié que par la fin. Mais la fin a aussi besoin de justification. Du point de vue du marxisme, qui exprime les intérêts historiques du prolétariat, la fin est justifiée si elle mène à l'accroissement du pouvoir de l'homme sur la nature et à l'abolition du pouvoir de l'homme sur l'homme.

Serait-ce que pour atteindre cette fin tout est permis ? nous demandera sarcastiquement le philistin, révélant qu'il n'a rien compris. Est permis, répondrons-nous, tout ce qui mène réellement à la libération des hommes. Cette fin ne pouvant être atteinte que par les voies révolutionnaires, la morale émancipatrice du prolétariat a nécessairement un caractère révolutionnaire. De même qu'aux dogmes de la religion, elle s'oppose irréductiblement aux fétiches, quels qu'ils soient, de l'idéalisme, ces gendarmes philosophiques de la classe dominante. Elle déduit les règles de la conduite des lois du développement social, c'est-à-dire avant tout de la lutte des classes, qui est la loi des lois.

Le moraliste insiste encore : serait-ce que dans la lutte des classes contre le capitalisme tous les moyens sont permis ? Le mensonge, le faux, la trahison, l'assassinat "et caetera" ?

Nous lui répondons : ne sont admissibles et obligatoires que les moyens qui accroissent la cohésion du prolétariat, lui insufflent dans l'âme une haine inextinguible de l'oppression, lui apprennent à mépriser la morale officielle et ses suiveurs démocrates, le pénètrent de la conscience de sa propre mission historique, augmentent son courage et son abnégation. Il découle de là précisément que tous les moyens ne sont point permis. Quand nous disons que la fin justifie les moyens, il en résulte pour nous que la grande fin révolutionnaire repousse, d'entre ses moyens les procédés et les méthodes indignes qui dressent une partie de la classe ouvrière contre les autres ; ou qui tentent de faire le bonheur des masses sans leur propre concours ; ou qui diminuent la confiance des masses en elles-mêmes et leur organisation en y substituant l'adoration des "chefs". Par-dessous tout, irréductiblement, la morale révolutionnaire condamne la servilité à l'égard de la bourgeoisie et la hauteur à l'égard des travailleurs, c'est-à-dire un des traits les plus profonds de la mentalité des pédants et des moralistes petits-bourgeois.

Ne montre pas seulement le but, montre le chemin :


Ces critères ne disent pas, cela va de soi, ce qui est permis ou inadmissible dans une situation donnée. Il ne saurait y avoir de pareilles réponses automatiques. Les questions de morale révolutionnaire se confondent avec les questions de stratégie et de tactique révolutionnaire. L'expérience vivante du mouvement, éclairée par la théorie, leur donne la juste réponse.

Le matérialisme dialectique ne sépare pas la fin des moyens. La fin se déduit tout naturellement du devenir historique. Les moyens sont organiquement subordonnés à la fin. La fin immédiate devient le moyen de la fin ultérieure... Ferdinand Lassalle fait dire dans son drame, "Franz von Sickingen" à l'un de ses personnages :

Ne montre pas seulement le but, montre aussi le chemin

Car le but et le chemin sont tellement unis

Que l'un change avec l'autre et se meut avec lui

Et qu'un nouveau chemin révèle un autre but

Les vers de Lassalle sont fort imparfaits. Lassalle lui-même, et c'est plus fâcheux encore, s'écarta dans sa politique pratique de la règle qu'il exprimait ainsi : on sait qu'il en arriva à des négociations occultes avec Bismarck. Mais l'interdépendance de la fin et des moyens est bien exprimée dans ces quatre vers. Il faut semer un grain de froment pour obtenir un épi de froment.

Le terrorisme individuel est-il ou non inadmissible du point de vue de la "morale pure" ? Sous cette forme abstraite, la question est pour nous tout à fait vaine. Les bourgeois conservateurs suisses décernent encore des éloges officiels au terroriste Guillaume Tell. Nos sympathies vont sans réserve aux terroristes irlandais, russes, polonais, hindous, combattant un joug politique et national.(...) Mais ce qui décide à nos yeux ce n'est pas le mobile subjectif, c'est l'utilité objective. Tel moyen peut-il mener au but ? Pour le terrorisme individuel, la théorie et l'expérience attestent le contraire. Nous disons au terroriste : il n'est pas possible de remplacer les masses ; ton héroïsme ne trouverait utilement à s'appliquer qu'au sein d'un mouvement de masses....

L'émancipation des ouvriers ne peut être l'œuvre que des ouvriers eux-mêmes"

conclut Trotsky que nous ne pouvons reproduire, hélas, intégralement.

Peut-on croire que la philosophe Monique Canto-Sperber, "chercheuse" au Cnrs, en publiant son article en "une" du Monde, et en citant pourtant, bien spécifiquement cette brochure "Leur morale et la nôtre" dans le but de faire le procès de Léon Trotsky et de Ben Laden réunis, n'avait pas lu le texte jusqu'au bout, ou que l'ayant lu, elle ne l'avait pas compris ? On laissera généreusement la question ouverte de savoir si au Cnrs, il y a des philosophes malhonnêtes ou incompétents.

Matti Altonen

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