GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

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Strange fruit

Invité à l’université d’été d’Attac, à Arles au mois d’août

dernier, mes pas, grâce à un article de Claire Guillot du

Monde, en attendant le débat, m’ont conduit au cloître

Saint-Trophime, vers une terrible exposition de photos qui me

hantent encore, et me poussent depuis ce temps à vouloir chercher

et écrire, et cela m’a valu, aussi, depuis, d’écouter dix fois

la magnifique et poignante chanson de Billie Holiday, « Strange

fruit » qui fut écrite et chantée en 1939 à ce sujet.

Il s’agit en vérité d’une exposition de « cartes postales » sur les

lynchages des Noirs, clichés pris sur le vif au cours d’une période

étalée sur plus de 80 ans entre 1882 et 1968. Un antiquaire

de Floride, James Allen fut fortuitement conduit à réunir cette

« collection » de 70 documents insoutenables consistant en des

photographies de pendaisons, de brûlage, de bastonnades, en un

mot d’exécutions sauvages, collectives, publiques, de

« nègres » dans les États racistes du Sud des US. Chaque fois,

il y eut un photographe pour « immortaliser » ces scènes. Au

moins 5000 personnes ont été victimes de ces crimes de masse.

Ainsi le 7 août 1930, ce n’est pas si loin dans le temps, plusieurs

milliers de blancs prennent d’assaut une prison de l’Indiana, en

extirpent un détenu noir, Thomas Shipp, le battent à mort et

montrent le corps à une fenêtre de la prison. Un autre est frappé

et mutilé. Les deux hommes sont ensuite pendus à un arbre :

la foule est prise sur la photo, ravie, elle exulte, tous tiennent à

figurer sur la photo devant les corps suppliciés, ils plastronnent,

rient, se flattent, des vieux comme des jeunes filles qui exhibent

en trophée des touffes de cheveux ou des morceaux de tissu noir

arrachés aux pantalons des lynchés.

Les lynchages duraient le plus longtemps possible: Jesse

Washington, un jeune attardé mental de 17 ans, en 1916 fut longuement

torturé: frappé, on lui coupe les doigts, puis il est brûlé

à petit feu. C’est sans motif, sans même une parodie de justice,

sur une simple rumeur, ça déclenche des foules avides de sang,

en fête, habillés en dimanche pour la circonstance, femmes et

enfants sont conviés. Les hommes posent, avec leurs petites

filles, à visage découvert, ostensiblement, fiers, parfois en gonflant

le torse, sourire aux lèvres, en montrant triomphalement

les pendus du doigt pointé, comme s’ils leur appartenaient,

comme si c’était leur gibier.

Dans cette exposition, on voit 70 fois ces scènes courantes, où

les foules blanches venaient en famille, de la « bonne société »,

participer au «spectacle» du lynchage: il y avait même des

petites annonces pour mobiliser, genre « lynchage possible de

trois à six nègres ce soir », et jamais nul n’était inquiété, poursuivi,

condamné pour ces abominables crimes.

Mais la caractéristique de l’exposition était qu’il s’agissait de

« cartes postales », ce qui signifie que ces photos étaient imprimées

et vendues librement dans les bureaux de tabac, aux touristes

et aux habitants, à des milliers d’exemplaires, et qu’elles

étaient envoyées, circulaient largement, abondamment, entre

membres de familles, entre participants actifs ou simplement

curieux de voir, de collectionner. Elles sont « écrites », commentées,

timbrées, envoyées, reçues, lues, conservées voire

échangées. C’était profondément ancré dans le pays, cela fut

donc difficile à révéler. Les opposants (l’Association pour

l’avancement des gens de couleur NAACP) aux lynchages ne

furent jamais entendus par le Sénat US qui refusa une loi anti-lynchage.

C’était il y a à peine quelques décennies, au pays

aujourd’hui, le plus riche et développé du monde qui a fini par

élire un noir président, mais où ces fruits vénéneux restent

enfouis. Il a fallu cette exposition reconstituée en dépit de bien

des silences gênés, des obstacles pour que le Sénat US en 2005

  • seulement - présente des excuses officielles aux descendants
  • des victimes de lynchage. Mais est-ce que cela change le fait

    que, dans ce pays-là, les victimes de la peine de mort légale sont

    encore aujourd’hui essentiellement des noirs ?

    Gérard Filoche

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