GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

Jeunes

Santa Cruz, les Hauts-de-Seine de Bolivie

Imaginons qu'en France un pouvoir socialiste, démocratique, s'installe au pouvoir après des années de gestion d'une droite dure qui n'a gouverné que pour une minorité arrogante, socialement violente et fermée sur elle même. Imaginons que cette minorité jure de reprendre le pouvoir (ce qui est bien normal, excepté pour des socialistes français) quitte à fractionner le pays, saper les institutions, briser le contrat qui lie les citoyens voire provoquer une guerre civile en accusant le pouvoir d'être anti-démocratique car il a eu l'audace non de s'en prendre à l'économie de marché mais juste de rééquilibrer le partage des richesses.

Imaginons, car nous faisons là de la politique fiction, que la CIA, pour briser cette outrance égalitariste naissante, installe un bureau avec conseillers de tous poils dans le département le plus riche de France, à savoir les Hauts-de-Seine, et assure la caste qui dirige ce département (Balkani, Pasqua, Devedjan, cette bande de grands démocrates devant l'Eternel) qu'elle peut provoquer une crise majeure en convoquant un référendum d'autonomie, illégal, pour ne plus avoir à verser une grande part de ses impôts à la nation et empêcher que les richesses de tous profitent à tous, et qu'elle aura son soutien en cas de grabuge.

Imaginons ensuite que la presse étrangère trouve ça globalement normal et démocratique. Non, on ne peut pas imaginer ça car c'est du grand n'importe quoi. C'est pourtant ce qui se passe en Bolivie en ce moment et s'est illustré avec le référendum d'autonomie de la région Santa Cruz qui s'est déroulé dimanche 4 mai. Le président Hugo Chavez a eu le même genre de démêlés lorsqu'en 2003 le secteur pétrolier (le patronat revanchard) organisa en 2003 une grève (qui rappela celle du secteur routier au Chili en 1973 pour faciliter le coup d'État militaire de Pinochet) qui tourna à l'insurrection pour tenter de le renverser. Ayant fait choux blanc, ses opposants les plus farouches tentèrent de le destituer légalement via un référendum "d'initiative populaire" le 20 août 2004 qui échoua. Toutes ces initiatives avaient l'aval de Washington, comprenez du chef du bureau de la CIA en poste dans ce pays.

Dans le grand jeu des tensions mondiales qui accompagnent la période de redéfinition des zones d'influences géopolitiques pour le siècle qui est le notre, l'Amérique latine est la région du monde où le caractère de classe de ces tensions est le plus visible.

Un peu d'histoire à la louche

Les États-Unis ont érigé ce sous continent en chasse gardée de leur impérialisme depuis l'établissement de la "doctrine Monroe" en 1854. Cette doctrine trouvait sa légitimité historique dans le discours aux européens du président James Monroe le 2 décembre 1823 dans lequel il disait grosso modo chacun chez soi (sur son continent) et les moutons seront bien gardés. Ce discours fut prononcé dans le contexte des guerres bolivariennes de libérations nationales, de proclamations d'indépendances de jeunes nations qui avaient le soutien au moins moral des jeunes États-Unis qui avaient fait de même quarante ans auparavant et voyaient là des marchés qui s'ouvraient, une zone d'influence diplomatique malléable car constituée d'États encore faibles et le moyen d'affaiblir les grandes puissances européennes.

Du côté sud américain, les tentatives bolivariennes de constitution d'une Grande Colombie, d'une République centre-américaine, d'États-Unis d'Amérique du Sud échoueront, minées par les conflits inter-étatiques et les luttes intra-étatiques entre fédéralistes et centralistes qui ne s'imposent finalement que par l'action et la répression militaire des opposants. Les États nouvellement indépendants proclament des constitutions inspirées de leurs alter ego américaines et françaises mais les sociétés qui se mettent en places seront strictement oligarchiques, dominées par de grands propriétaires terriens qui tiennent la terre, les hommes, le pouvoir politique et économique. Les pauvres passent d'une domination à l'autre dans des sociétés où 80% de la terre appartient à 1% de la population. La réalité métisse des sociétés latino-américaines est totalement niée exceptée au Mexique tandis que la culture officielle est exclusivement européenne, catholique et positiviste.

La violence domine et structure les sociétés. Violences politique, économique, sociale, religieuse. Le peuple vit sous l'impérium des oligarchies qui se font la guerre entre elles, militarise les sociétés et favorise l'émergence des Caudillo, des chefs militaires dont la prise de pouvoir est légitimée par leurs aptitudes de chef de guerre, d'homme d'action. Ils confient le pouvoir local à des Corronel', des chefs locaux (les mêmes qui ont organisés le référendum d'autonomie en Bolivie), tenant leur pouvoir de leur richesse personnelle et de leur fidélité politique au chef. La violence politique et sociale de ces régimes provoque de nombreuses insurrections populaires, toujours instrumentalisées et réprimées : 100 000 morts lors d'une révolte colombienne vers 1890. Un bon roman politico-historique valant souvent mieux que mille cours d'histoire, lisez La guerre de la fin du monde, de Mario Vargas Llosa, vous comprendrez comment l'Amérique latine fonctionnait et fonctionne encore dans pas mal d'endroits.

A tournant du XXe siècle, les États-Unis pratiquent une politique de plus en plus interventionniste, dite du gros baton (big stick), illustrée par l'intervention à cuba 1898 pour soutenir la guerre d'indépendance (ils y resteront militairement jusqu'à leur retrait de1902 -excepté à Guantanamo où ils sont toujours- en soutien à un gouvernement militaire qui gèrera ce qui est devenu de facto un protectorat américain). De Panama où les États-Unis financent et arment des indépendantistes en 1903 pour installer un État ayant comme seul but de protéger leur concession sur le canal, au Mexique où ils soutiennent Caranza puis Obregon dans leur guerre contre les armées rebelles d'Émiliano Zapata et Pancho Villa (le premier assiné en 1919, le second en 1923), les États-Unis se comportent à leur frontière sud comme dans une arrière cours où la force prend le pas sur le droit.

S'ensuivra la politique de "bon voisinage" des années 30 aux années 60, impulsée par le président Franklin Roosvelt, où les États-Unis tolèreront (modérément) des atteintes à leurs intérêts. L'épisode de la baie des cochons à Cuba où Kennedy autorisa le débarquement d'une armée d'anti-castriste marquera la fin de cette politique et le début du soutien des États-Unis aux régimes fascistes et autoritaires qui s'installeront sur le continent avec leur aide, sur fond de guerre froide sur le plan international et de conflits de classes de plus en plus dures dans tous les pays latino-américains. Le coup d'État du général Pinochet, financé par la CIA et déclenché sur ordre du président Nixon et de son conseiller à la sécurité nationale Kissinger (prix Nobel de la Paix en 1973 pour avoir négocié la paix au Vietnam), qui met fin au gouvernement démocratique et socialiste de Salvadore Allende le 11 septembre 1973 en est la plus brillante illustration. Nixon a réussi à "butter ce fils de pute" selon ses propres termes, et Kissinger en rajouta en disant au président "Du temps d'Eisenhower, nous aurions été des héros." (Source, National Security Archives, déclassifiées). Ce coup d'État préfigura ce qui devint la doctrine Reagan que l'on peut résumer ainsi : tous les moyens sont bons pour lutter contre le socialisme et le communisme, y compris et surtout le coup d'État.

La transition démocratique qui s'opère depuis la fin des années 80 est due à la disparition de l'Union soviétique, au manque de soutient extérieur des dictatures et à l'émergence -et réémergence- de mouvements sociaux forts dans tous les pays (ouvrier, paysans, indigènes), mais les structures sociales et politiques héritées du XIXe siècles dominent toujours les sociétés.

En arrivant au pouvoir, Evo Morales, fils de paysans indiens pauvres, élu dès le premier tour à la présidence de la République bolivienne, le 18 décembre 2005 avec près de 54% des voix, déclara "500 ans de résistance indienne n'auront pas été vains". 500 ans de domination ne se lâchent pas comme ça, comme l'actualité le prouve. Suite au référendum d'autonomie où le "oui" l'a largement emporté, il s'est dit prêt jeudi 8 mai à soumettre son mandat et celui de neuf gouverneurs de départements à un référendum en déclarant "Si nous, les politiques, nous ne parvenons pas à nous mettre d'accord, il vaut mieux que le peuple décide du destin de son président et des préfets".

A la stratégie de guerre civile de l'opposition "libérale" (comprendre profondément réactionnaire sur le plan social et libéral sur le plan économique selon les critères européens), Morales répond par la démocratie. Comme Hugo Chavez a répondu par la démocratie à toutes les tentatives de déstabilisation qu'il a dû affronter. Il était d'ailleurs très drôle de voir avec quel désappointement les commentateurs occidentaux durent se résigner à accepter que Chavez n'envisageait aucun coup d'État suite au rejet du référendum sur la modification de la constitution permettant à un président de faire plus de deux mandats. Le discours dominant sur ces deux hommes en Europe les présente comme "populistes de gauche" et amis des pires crapules de la planète, de Poutine à Ahmadinedjad en passant par Hu Jintao et Castro. La brutalité des conflits politiques de la région ne sont guère compréhensibles si on ne les envisage à l'aune de l'histoire et de la réalité plus proche d'un féodalo-capitalisme que d'un libéralisme économique au sein d'un état de droit. Aucune "transition démocratique" ne mérite cette appellation si elle n'est accompagnée d'une transition sociale, qui ne se peut résulter que de conflits sur le partage des richesse, autrement dit sur la propriété des biens collectifs. Et les recherches d'alliances qu'on pourrait qualifier de douteuses ne trouvent leur source que dans l'anti-américanisme, qui s'il est crétin en France est plus que compréhensible quand on vit dans un pays où la CIA se comporte comme un cochon. D'ailleurs, à y regarder de près, la France n'a aucune leçon à donner en matière de diplomatie.

Renaud Chenu

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