GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

International – Europe

Russie : le réveil citoyen ravive l’espoir

Nous publions ici un article que Roustaln Kostiuk (docteur en histoire, professeur de la faculté des relations internationales de l’Université d’État de Saint-Petersbourg) a écrit pour le numéro de janvier de la revue Démocratie Socialisme.

Les élections législatives du 4 décembre dans la Fédération de Russie se sont achevées… par un grand scandale politique et se sont levées les interventions de masse contre nombreuses fraudes et falsifications au cours du compte des voix. Mieux : pour la première fois depuis la démission volontaire de Boris Eltsine en décembre 1999 nous connaissons le réveil des activités citoyennes politiques au niveau fédéral de l’Etat. Il s’agit vraiment d’une chose inouïe au cours de la gouvernance de Poutine et Medvedev.

Le contexte des législatives

On peut dire qu’en Russie les totaux des élections législatives n’ont pas grande importance. C’est vrai parce que l’essence elle-même de la Constitution “d’Eltsine” de 1993 est assez autoritaire : modèle supra-présidentiel, pouvoir législatif limité, pleins pouvoirs aux mains du président de la Russie – tous ces traits sont d’actualité chez nous jusqu’à aujourd’hui. D’ailleurs, ajoutons les « acquis » de l’époque de Poutine : l’élimination de plusieurs de partis politiques et la création du système des « petits partis » (pour le moment en Russie ne fonctionnent d’une façon légale que sept partis nationaux) avec la totale prépondérance du parti « Russie unie », pro-Kremlin, à la fois du parti du grand capital et des grands fonctionnaires : défédéralisation de fait des relations entre État et régions, avec l’annulation des élections directes des chefs (gouverneurs ou présidents) des régions de Russie, et bureaucratisation de la haute chambre du parlement russe, du Conseil de la Fédération, etc. Vraiment, les années 2000 ont provoqué une forte dépolitisation dans le peuple russe et ses segments sociaux « en bas » comme « en haut ».

Mais le soutien social et électoral à la politique de Poutine-Medvedev était bien réel, évidemment il faut le reconnaître. Y compris au début de la crise. En effet, les Russes se souviennent très bien des années de la présidence de Boris Eltsine et ils peuvent comparer : sous Vladimir Poutine, chaque année, augmentaient les salaires et le montant des pensions, diminuaient le chômage de masse et la précarité du marché de travail. La situation sociale, économique et sécuritaire en général devenait plus stable, la croissance de l’économie (de + 3 à + 7 % par an) est devenu la règle pour l’industrie, l’agriculture et le secteur tertiaire.

Cependant, la crise globale allait toucher la Russie. Peu à peu le chômage augmentait, le pouvoir d’achat de la grande majorité des Russes stagnait, la différence des niveaux du développement social, économique et humanitaire des régions différentes devenait plus et plus manifeste (chez nous, on dit que dans l’extrême Nord, dans les zones de l’industrie pétrolière et de gaz, on gagne comme en Europe Occidentale mais au Caucase du Nord on gagne comme en Afrique…). Et graduellement, la “majorité de Poutine” soi-disant réellement existante dans les années 2000 est en train de fondre. On peut dire qu’en 2011 la séduction de la société par les autorités est (presque) terminée.

Les élections et la gauche

Sur sept partis enregistrés officiellement au niveau fédéral – d’ailleurs en Russie sont interdits les partis régionaux et locaux ainsi que les coalitions ou blocs nationaux – nous avons trois partis qui se revendiquent de positions de gauche ou de centre gauche. Il s’agit du « Parti communiste de la Fédération de Russie », le PCFR, le parti « Russie juste » et « Les patriotes de Russie ».

Sous Eltsine, le PCFR dominait dans l’opposition russe : à l’époque les communistes, héritiers du PCUS totalisaient près d’un quart des voix des électeurs, mais la « séduction de Poutine » avait fait subir de lourdes pertes aux communistes russes. L’effectif du PCFR est passé de 400 000 à 130 000 ou 150 000 membres, le poids électoral fut divisé par deux. Pourtant, l’idéologie et le cours politique du PCFR n’ont pas changé d’une façon qualitative, c’est une chose assez intéressante et originale. Globalement le PCFR reste un parti d’orientation « nationale-communiste » avec une très forte tradition de nostalgie de l’URSS. En général, au Parti communiste dominent les personnes âgées bien que, ces dernières années, on observe un afflux des jeunes cadres. La structure intérieure du PCFR reste peu démocratique et centraliste : le chef du parti, Guennadyi Ziuganov est omniprésent.

Mais il faut mentionner que le PCFR a une structure équilibrée et organisée. La politique du parti face au pouvoir exécutif fut assez conséquente : opposition totale aux privatisations et aux réformes libérales, exigence permanente de nationaliser les grandes branches de l’économie et le système bancaire, refus du modèle présidentiel de l’ordre public, désapprobation de la politique extérieure du Kremlin, demandes de réalisation d’une « forte politique sociale » favorable aux intérêts des travailleurs russes et opposition à la « monétisation des franchises sociales ».

Si, dans le cas du PCFR, nous avons l’exemple d’une « opposition idéologique professionnelle », le parti « Russie juste » est d’un autre genre. Fondé en 2007 par les petits partis de centre-gauche, avec l’avis favorable du Kremlin (objectivement contre le PCFR) et dirigé par le président du Conseil de la Fédération el l’ancien « bon ami » de V. Poutine, Serguei Mironov, ce parti n’a pas rapidement démontré son potentiel d’opposition crédible. Sa totale rupture avec le Kremlin s’est réalisée en 2011 quand « Russie unie » est parvenue à démettre S. Mironov de son poste parlementaire.

Le nombre des adhérents de « Russie juste », d’après les estimations du parti lui-même atteint presque 400 000. Ce parti est présenté aux assemblées législatives de la plupart des régions de la Russie. Le programme de « Russie juste », orienté vers l’Internationale Socialiste et la social-démocratie européenne, prône le « socialisme du XXIe siècle » avec la démocratie parlementaire, une économie de marché solidaire ayant un grand secteur public et des acquis sociaux élargis pour les citoyens. « Russie juste » est le principal concurrent du PCFR sur son flanc de gauche depuis 2007 car le parti « Patriotes de la Russie », scission social-patriotique du PCFR n’a le soutien électoral que de 1 % des citoyens et reste absolument invisible pour l’opinion publique. Mais, il y a quatre ans, l’ensemble des composantes de la gauche russe ont seulement obtenu moins de 20 % des suffrages aux élections parlementaires.

Les élections du 4 décembre, les résultats officiels et leur interprétation

La campagne pré-electorale en automne dernier était plus active et intéressante pour l’opinion publique que dans le passé. Objectivement, une partie non négligeable de la population est fatiguée de la gouvernance de Poutine et de sa marionnette politique D. Medvedev. Oui, on peut dire : une re-politisation a lieu en Russie. Malgré la prépondérance presque totale du parti progouvernemental (vraiment, presque tous les gouverneurs russes sont membres de ce parti, il contrôle les deux chambres du parlement et la grande majorité des villes), lors la campagne, nous avons observé l’intérêt des citoyens, souvent des jeunes, pour les diverses formes de débats et d’activités politiques.

Mais, d'un autre côté, la plupart des Russes étaient absolument sûrs de l’issue générale des élections. Presque chaque jour j’entendais en novembre mes étudiant-e-s de l’université déclarer : « Quel sens accorder à aller voter le 4 décembre ? Quoi qu’il en soit, ils vont calculer comme il faut… » Ce fatalisme et cette incrédulité pour des élections honnêtes ont joué leur rôle: près de 4 électeurs sur 10 n’ont pas participé au scrutin.

Les résultats officiels suggèrent des idées contradictoires. Le parti du pouvoir, « Russie unie », force conservatrice, pro-bureaucratique, de droite en somme, a conservé la majorité absolue à la Douma d’Etat avec 60,1 % des suffrages. Bien sûr, le parti conduit aux élections parlementaires par Dmitri Medvedev lui-même, a perdu des voix cette fois-ci (– 15 % par rapport au vote de 2007) et des mandates (– 77 députés) mais il a gardé une « majorité de contrôle » sur la Douma, soit 238 mandats sur 450. Outre cela, selon les chiffres de la Commission électorale centrale, le parti « Russie unie » a littéralement gagné dans tous les territoires de la Fédération. Mais l’importance de ces victoires est très variable : de la région de Yaroslav (29 % des suffrages) à la République de Tchétchénie avec un score vraiment « stalinien », 99,47 % des voix exprimées. Ces résultats-là, d’une part, rendent pensifs sur leur authenticité mais, d’autre part, démontrent que « Russie unie » conserve un ancrage solide, social et électoral, dans la société russe. Mais, dans tous les cas, nous pouvons parler de la réduction de la popularité du parti pro-Kremln en Russie. Et – parallèlement – de l’augmentation du potentiel de l’opposition légale.

Tous les partis d’opposition de la Douma ont renforcé leurs positions dans la basse chambre du parlement – le PCFR, qui a consolidé son rôle de deuxième parti russe (19,19 % des suffrages, + 7,6 % par rapport aux élections de 2007, 92 mandats), la “RJ” (14.21 %, + 5,6 %, 64 députés) et le Parti liberal-démocrate, variante russe du populisme de droite et du nationalisme, (11,67 %, + 3,5 %, 56 députés). Aucun autre parti n’a passé la barre des 7 % à la Douma. Dans plusieurs régions russes, toute la gauche, c’est-à-dire les trois partis indiqués, a obtenu plus de 45 % des suffrages ; particulièrement il s’agit des régions de Russie centrale et du Nord. C’est bien, mais en face les partis de droite et d’extrême droite dans leur ensemble ont récolté 60 % des voix. Donc, la gauche avec un tiers des suffrages reste en minorité actuellement en Russie. Mais je dois chaque fois préciser : selon les chiffres officiels…

Le compte et le mécontentement

Durant la gouvernance de Poutine et Medvedev, la Russie « dormait » au sens de la lutte sociale. Oui, avaient lieu des manifestations de protestation (par exemple, contre la monétisation des franchises) mais toutes ces interventions avaient comme d’habitude un caractère sporadique, local et défensif. Jusqu'à présent les manifestations politiques et directement antigouvernementales des « indignés » russes ne rassemblaient que des centaines, parfois des milliers de militants.

Mais la comptabilité des suffrages a effectivement changé la donne. En principe, les fraudes électorales ne sont pas une grande nouveauté pour la Russie postcommuniste. Sous Eltsine et Poutine des falsifications de divers genres avaient eu lieu. Mais la population russe avait quelques espoirs envers le « libéral » Medvedev, en ce qui concerne ses promesses de modernisation politique. Mais, les promesses sont avant tout des mots, et la réalité s’est imposée lors du congrès du parti « Russie unie » en septembre où le président de la Russie a proposé la candidature de V. Poutine aux présidentielles de mars 2012 et fut nommé lui-même comme numéro un de la liste du parti du pouvoir aux législatives. Si pour les gauches ce « roque » n’était pas une grande révélation, pour l’électorat libéral cette démarche et surtout le retour annoncé de Poutine pour la présidence fut un coup au moral. Bref, les électeurs libéraux ont tourné le dos au Kremlin.

Habituellement ce sont les militants de gauche qui crient contre les violations lors du décompte des suffrages. Cette fois-là, G. Ziouganov et S. Mironov ont, de nouveau, déclaré des fraudes à grande échelle mais les médias, libéraux notamment, ont commencé à dévoiler les mécanismes de falsifications (vote par correspondance, bulletins détachants, « chevaux de bois » quand un « mercenaire » vote beaucoup de fois, bourrage cynique des urnes, etc.) L’échelle des machinations est énorme, les arrangements ont porté sur des centaines de milliers sinon des millions des voix des citoyens russes.

La gauche parlementaire a réagi sur cela en principe calmement: comme toujours, le PCFR et la RJ ont fait plusieurs recours en justice et ont demandé la démission du chef de la Commission électorale centrale, monsieur Chourov, homme très proche au pouvoir. Mais l’état d’esprit des citoyens ordinaires par rapport aux élections est assez négatif et ces humeurs se sont vivement exprimées dans les grandes manifestations antigouvernementales du 10 et 24 décembre à Moscou, Saint-Pétersbourg et d’autres grandes villes du pays. Ces nombreuses manifestations ont rassemblé des centaines de milliers des citoyens d’orientations politiques différentes. Les mots d’ordre de ces manifestants étaient « La Russie sans Poutine », « Nouveau vote, honnête et transparent », « À bas “Russie unie”, le parti des filoux et des voleurs ».

L’analyse sociologique montre que parmi les « nouveaux indigné » prédominent des gens aux convictions libérales, diplômés et entrepreneurs. Oui, l’extrême gauche et la gauche démocratique sont présentes (on cite notamment Serguei Oudaltsov, jeune coordinateur du « Front de gauche » et Ilia Ponomarev, député de gauche de RJ) mais ce sont les hommes politiques de l’époque « eltsinienne » (l’ex-Premier ministre Mikhail Kasianov, le leader du Parti de la liberté populaire non enregistré Boris Nemtsov, etc., et le blogger national-libéral Alexsei Navalnyi) qui participent « à la parade ». Et voilà un problème majeur, essentiel : si ces forces peuvent se montrer comme des partenaires de la gauche en lutte pour la démocratie politique, leur politique socio-économique et leur politique étrangère sont objectivement pires que le cours actuel de Medvedev-Poutine…

La réaction du pouvoir

A mon avis, les autorités dans son ensemble ne s’attendaient pas à une telle amplitude du mécontentement. C’est pourquoi leur réaction est un peu insolite pour la Russie. D’un côté le Kremlin proclame que les « infractions particulières » dans des bureaux de vote ne peuvent pas mettre en cause le score général, c’est-à-dire la majorité absolue du parti du pouvoir. Mais d’autre côté Medvedev et Poutine promettent des réformes du système politique orientée vers leur démocratisation.

Les mesures annoncés par le « tandem » du pouvoir sont :

  • la réduction radicale des obstacles pour l’enregistrement des partis politiques (aujourd’hui il faut vérifier les authentiques signatures de 50 000 adhérents, à l’avenir on propose de diminuer ce nombre jusqu’a 500 signatures),
  • le retour aux élections directes des gouverneurs et des membres du Conseil de la Fédération,
  • la réduction de la récolte des signatures indispensables pour les candidatures indépendantes et partidaires aux présidentielles et pour les petits partis aux élections parlementaires.
  • Toutes ces propositions sont en principe progressives, mais il y a un piège : Medvedev et Poutine proposent de revenir au mode de scrutin précédent pour l’élection de la Douma : mixte (majoritaire à un tour – 250 députés – et proportionnel – 250 députés aussi). Mais, dans les conditions d’aujourd’hui, une telle variante est équivalente à la perpétuation du pouvoir actuel et de son parti. Si le vote du 4 décembre avait eu lieu selon un tel modèle, « Russie unie » aurait sans doute obtenu les _ du corps législatif.

    Avec le système politique de la Russie, l’élection présidentielle du mois de mars 2012 est capitale. A partir de 2012, la durée du mandat présidentiel est étendue de quatre à six ans, donc l’enjeu de ces élections est vraiment énorme. V. Poutine, prétendant du pouvoir actuel a, selon les sondages, le soutien de 42 % des électeurs, c’est déjà une chose inédite pour la Russie post-Eltsine et ceci donne quelque espoir à l’opposition de gauche, si a lieu le deuxième tour… Mais sérieusement il faudra un long chemin pas très simple pour dépasser l’hégémonie conservatrice qui s’est emparée de la Russie il y a 20 ans…

    Rouslan Kostiuk

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