GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

Le social au cœur

Retour sur le bilan de Lionel Jospin

La défaite historique de la gauche le 21 avril 2002 n'était pas un "accident", ni un "malentendu". A l'heure où Lionel Jospin se présente à nouveau, y revenir n'est pas superflu.

Car, pour que le Parti socialiste soit passé ainsi derrière l'extrême droite, il a fallu que se creuse une terrible incompréhension entre ses dirigeants et la majorité écrasante de sa base sociale naturelle. D'autant que la menace perdure.

Que s'est-il passé ? Que faut il se rappeler ?

Il faut réviser des fausses notions, passées depuis en préjugés banalisés mais à tort, à propos du 21 avril lui-même.

Ce jour-là, ni la droite ni l'extrême droite n'ont gagné de voix en chiffres absolus. Elles en ont perdu ! C'est-à-dire que dans les intentions des électeurs, dans la réalité sociale profonde, il n'y avait pas de mouvement, de déplacement contre la gauche...

Chirac et la droite perdaient 4 millions de voix par rapport à 1995 et Le Pen et Megret réunis avaient moins de voix que n'en avaient eu le « périmètre » composé Le Pen, Boutin, Pasqua et De Villiers en 1995.

C'était loin d'être une victoire de la droite et de l'extrême droite. Les deux reculaient ! C'est important de le comprendre car la lecture en pourcentage ne donne pas la vérité de l'électorat, elle ne photographie qu'un résultat déformé de ce qu'ont voulu les électeurs.

1°) le 21 avril et la conscience sociale majoritaire, profonde, réelle :

Il s'en est fallu de seulement 194 558 voix pour que Lionel Jospin ne soit au second tour. Ce jour-là, la gauche était majoritaire en voix par rapport à la droite : 42,96 % des voix contre 40, 56 % des voix à la droite.

Mais c'était la première fois que le Parti socialiste était minoritaire au sein de la gauche, son total de voix étant inférieur au total de celui des autres candidats.

Est-ce à cause de la division, comme on le dit si souvent depuis ? Non.

Car il y avait autant de candidats en 1995 a gauche qu'en 2002. Il n'y avait pas plus ni moins de division. Or en 1995, au premier tour, Lionel Jospin était arrivé en tête avec 23,5 % des voix.

Il y a eu un déplacement entre 1995 et 2002. Pas de la gauche vers la droite ! Mais au sein de la gauche.

Ce jour-là, la gauche plurielle gouvernementale perdait 1,6 million de voix tandis que l'extrême gauche en gagnait 1,9 million : le centre de gravité de la gauche se déplaçait nettement vers la gauche !

Evidemment, les grands médias se gardent d'expliquer une analyse si contraire, en apparence, aux résultats en pourcentage : le 21 avril ce n'était pas une poussée à droite, mais une poussée à gauche.

Paradoxal ? Oui. Mais en chiffres absolus, c'est incontestable : sinon qui pourrait expliquer qu'il y ait 11 % des voix dans ce pays pour les candidats trotskistes ?

Des socialistes ont attribué le 21 avril à "la faute aux autres" : en vrac, aux "abstentionnistes", à "ceux qui ont dispersé leurs voix", à la "diversité de la gauche", aux "gauchistes qui divisent", à tous ceux qui n'ont pas compris, ne se sont pas rendu compte, n'ont pas vu le danger, etc.

Mais le vrai problème clef c'était celui de la coupure entre la direction principale de la gauche, socialiste, et sa base populaire.

Ce n'était pourtant pas faute de signes avertisseurs : lors des élections municipales de mars 2001, déjà, nous avions été nombreux, dans le Parti socialiste à tirer le signal d'alarme. Nous avions insisté avec force sur la nécessaire fusion, tôt et dans de bonnes conditions maîtrisées, entre le Parti socialiste et le mouvement social, entre la gauche institutionnelle et la gauche militante, "motivée".

D'autant que lors de nombreux scrutins européens, la social-démocratie s'était vue, parallèlement, sanctionner pour des raisons semblables, l'Europe rose laissant la place à une vague bleue... La gauche était au pouvoir dans 13 pays sur 15, au sein de l'Union européenne, en 1997, et si, peu à peu, cette situation s'est inversée, ce n'était pas le résultat d'une fatalité. C'est qu'au lieu de répondre aux attentes des peuples et d'engager le chantier de l'Europe sociale, les différentes directions des partis sociaux-démocrates, ont subi l'Europe libérale, monétaire, marchande, laissant les pouvoirs aux multinationales toutes puissantes, et aux technocrates libéraux soucieux de déréglementer les services publics, de rogner les interventions économiques des états et des citoyens.

Il a fallu le « choc » du « non » du 29 mai 2005 pour que cela ré apparaisse comme explication !

Car les forces populaires des différentes gauches n'étaient pas vaincues, ni réellement minorisées : ni en France comme on l'a vu, ni en Europe où il y avait une grande combativité : de Porto à Goteborg,, de Nice à Laeken, de Gênes à Barcelone, Séville et Rome, depuis 1997, c'étaient chaque fois des centaines de milliers de manifestants, parfois des millions qui ont défilé pour l'Europe sociale, avec leurs syndicats et leurs associations, type Attac.

Il était quand même contradictoire de constater que les mobilisations montaient et que le cours politique à gauche en Europe semblait inversé.

C'est bien la faute aux partis socialistes qui ne "prenaient" pas "le vent" des impatiences sociales !

Cela a été vérifié sans cesse depuis :

  • deux millions de manifestants le 1er mai 2002 dans les rues, ce n'était ni un signe d'atonie sociale, ni un signe de recul a gauche. Le Pen a mobilisé ses vieilles badernes habituelles devant la statue de Jeanne d'Arc. Ce pays est socialement disponible en avril 2002, notamment sa jeunesse.
  • Trente millions de jours de grèves en 2003, 140 jours de luttes pour les retraites, 11 journées nationales enseignantes, 9 journées interpro-fessionnelles, 4 jours de manifestations avec plus de 2 millions de participants.
  • A la fin, même après la trahison de la direction de la Cfdt qui signe avec Raffarin il y a encore 66 % de l'opinion contre la réforme des retraites. La preuve que ce mouvement a subi un échec sans avoir été vaincu, c'est que ce sont Chirac et Chérèque qui en ont payé le prix : Chirac a perdu toutes les élections ensuite et Chéréque a perdu 100000 adhérents, 13 % de membres et 6 à 7 % des voix aux élections professionnelles.

  • Mobilisation électorale le 28 mars avec 7 % de participants de plus, à des élections cantonales et régionales qu'on disait peu mobilisatrices : 21 régions sur 22 à la gauche, 51 départements sur 100, raz-de-marée contre la droite.
  • Mobilisation électorale le 13 juin pour les européennes, le Parti socialiste obtient le score record de 30 % des voix.
  • Mobilisation pour le referendum du 29 mai, grande politisation et la gauche l'emporte au sein des « 55 % » de « non » qui refusent la constitution ultra libérale en même temps que la politique de la droite.
  • Toute l'année 2005 est une année de mobilisations sociales importantes (20 janvier fonctionnaires, 4 février 35 h, 5 mars Gueret, 10 mars grève, 16 mai Pentecote, Carrefour, Sncm, 4 octobre...)
  • De janvier à avril 2006, raz de marée opiniâtre contre le Cpe, à la fin 3 ?5 millions de manifestants... unité de toute la gauche, même pas de « oui » de gauche au Cpe...
  • Si le 21 avril avait été une victoire de la droite en profondeur, en réalité, on n'aurait pas eu tout cela ensuite...

    Il est rare, dans un pays, qu'en 4 ans, il y ait une telle conscience profonde et répétée contre la politique libérale. Il n'y a que les médias superficiels qui peuvent faire semblant de croire que tout cela est éphémère et qu'il y a des hésitations dans l'opinion profonde. Les mobilisations de ce type expriment mieux la conscience populaire que n'importe quoi d'autre. C'est l'énergie, la créativité, la conscience populaires qui se manifestent ainsi.

    C'est un éclairage a posteriori sur le 21 avril : le mouvement électoral ce jour-là, indiquait un glissement à gauche, un rejet plus grand du libéralisme ET du social-libéralisme, c'est-à-dire qu'une partie plus grande d'entre eux, au sein de la gauche, réclamait une politique qui fasse moins de concessions au libéralisme.

    C'est déjà l'origine des bons résultats qu'avait eus Lionel Jospin en 1995 et de sa victoire en1997 : il avait acquis cette victoire du 1er juin 1997, dès le premier jour, lorsque Chirac avait dissous l'Assemblée, et que dans l'émission 7/7, il avait annoncé « les 35 h sans perte de salaires ». C'était un objectif phare, mobilisateur et le peuple de gauche ne s'y était pas trompé.

    Et, il faut le dire, Lionel Jospin a dirigé un gouvernement parmi les meilleurs gouvernements de la gauche, comparable au premier gouvernement Mauroy. Il a tenu cinq ans avec une opinion favorable. Dans les trois premières années, les choses ont avancé dans le bon sens.

    Mais moins bien dans les deux dernières années.

    Il avait encouragé, en faisant régresser le chômage, des espoirs populaires de « sortie du tunnel » qu'il n'a malheureusement pas satisfaits dans la dernière période et encore moins fortifiés dans sa campagne électorale de 2002.

    Lionel Jospin disait souvent dans ses discours, de 1998 à 2002 qu'il "reconnaissait des impatiences sociales". Ce sont ces impatiences sociales qui se sont révélées le 21 avril. Des millions d'électeurs ont voulu lui faire savoir qu'ils voulaient que la gauche aille... plus à gauche. Ils ont voté Besancenot ou Laguillier, pour donner un « signe » en ce sens et s'apprêtaient à voter « Jospin » au deuxième tour. Nul ne peut le prouver, mais dans un duel Chirac-Jospin le 5 mai, c'était Jospin qui était élu : cette certitude a d'ailleurs nui à la campagne du candidat qui était tourné vers le deuxième tour, avant le premier.

    Malheureusement cela s'est terminé par le « gap » de 194 558 voix que l'ont sait.

    Tout cela a été oublié trop facilement par certains, mais pas par la majorité des Français : la gauche, c'était mieux, il n'y a pas photo, que la droite.

    Cela nécessite d'y revenir après cinq ans de tsunami libéral Chirac-Raffarin-Sarkozy-Villepin.

    Car, en vérité, la France allait mieux après cinq ans de gouvernement de gauche...

    La France, oui, mais pas tous les Français.

    La croissance, le recul du chômage rendaient encore plus intolérable, à ceux qui la subissaient, la misère sociale créée par la crise antérieure : ceux qui n'avaient pas bénéficié du progrès des années 1997-2000 souffraient d'autant plus intolérablement, et ils demandaient un volontarisme, un interventionnisme de l'état dans l'économie, que le gouvernement Jospin n'avait malheureusement pas voulu avoir. Il n'avait pas frappé assez fort pour faire face aux urgences sociales, pour combler les inégalités, pour redistribuer les richesses.

    2°) Sur le fond, il y a deux causes profondes au 21 avril :

    La première, c'est le bilan du gouvernement Jospin qui était nettement partagé, positif et négatif, pas unilatéral. On a pu, certes, souligner qu'il était "le plus à gauche d'Europe". Mais au plan intérieur il était pourtant en dessous des exigences sociales des salariés français, ce qui l'a perdu.

    La deuxième est dans la campagne de Lionel Jospin : elle n'a pas su dessiner un projet de transformation sociale assez radical pour séduire ceux auxquels il était vraiment censé s'adresser. Pas de projet de changement de société, pas d'idéal socialiste, pas de souffle global, pas de mesure-phare pour le salariat.

    En matière de bilan, qui nous occupe ici, il faut combattre le simplisme selon lequel Lionel Jospin aurait "agi comme la droite", et qu'il aurait "été social-libéral comme Blair". C'est de bon ton de la part de ceux pour lesquels « tout est gris » et qui ne regardent que leur nombril, leurs indignations, leurs impatiences, mais pas les nuances de la vie politique concrète vécue par des dizaines de millions de gens.

    Dans le rapport de force français et mondial, le gouvernement "rouge-rose-vert" de Lionel Jospin avait des caractéristiques plus avancées, qui le distinguait significativement des tenants de la "troisième voie" Clinton-Blair. Il était davantage proche de ce que fut le premier gouvernement de la gauche en 1981-82. Il a opéré certains choix volontaires que le reste de la social-démocratie européenne refusait à cette époque

  • les "35 h sans perte de salaire",
  • des droits nouveaux du travail,
  • le maintien des retraites,
  • la CMU, l'APA,
  • mais aussi le PACS, la parité, l'IVG à 14 semaines, des pas vers le non-cumul des mandats...
  • La France était, après novembre-décembre 95, la défaite de Chirac en 97, et au terme des cinq ans de la gauche, en 2002, un des pays au monde les plus avancés socialement,

    Cela provenait d'un rapport de force, qui est lui-même un "résultat différé" de la grande grève générale de novembre-décembre 1995 et de la mise en place d'un gouvernement de coalition rouge rose verte.

    Cela provenait aussi de ce qu'au cours des années 1997 - 2000, la combativité des salariés (nombre de jours de gréve, durée des grèves, caractère massif des grèves, priorité revenue aux revendications salariales, etc.) avait été remarquablement dynamique et croissante : pour la première fois depuis les années 70, l'activité sociale se re-développait à un rythme très fort (Cf. Le Monde, 7 mars 2000).

    En cinq ans, le salariat s'était renforcé et non pas affaibli.

    La masse salariale globale a ré augmenté par rapport au capital. Pour la première fois depuis deux décennies.

    De 1977 à 1997, la politique de développement du chômage et de précarisation de l'emploi avait pesé sur les salaires et obtenu une hausse importante de la part des profits dans la valeur ajoutée : elle était passée, en France, de 31 % à 41 %. De 1997 à 2002, le gouvernement Jospin a stoppé cette régression de la part des salaires dans la valeur ajoutée : elle n'a pas ré augmenté, mais elle a stagné à 59 %.

    Les inégalités qui se creusaient sous la droite, ont été freinées (cf. "CAC 40 des inégalités" d'Alternatives économiques) puis ont stagné elles-aussi.

    Ce gouvernement a favorisé délibérément la croissance, et fait reculer le chômage de masse : 1 742 000 emplois créés en cinq ans dont 643 000 dans la seule année 2000, record historique sans précédent (+ 4,3 %).

    Le taux de chômage des jeunes est passé de 28 % en 97 à 18,7 en 2000.

    Il a imposé une avancée majeure avec la réduction du temps de travail par la loi à 35 hebdomadaires : 400 000 emplois créés, 21 millions de salariés concernés, même si, hélas, un sur deux en a réellement bénéficié, et encore un sur trois, parmi ceux-là, en a vraiment profité comme une conquête sociale (2 à 3 millions de salariés). Une loi pleine de contradictions mais nettement plus avancée que n'importe où ailleurs.

    Il y a même eu un petit début de recul de la précarité (- 0,4 % environ) des CDD (- 33 000 soit une baisse de 1,5 % entre mars 2000 et mars 2001) temps partiels (- 0,6 %) en fin 2000, début 2001 et une forte baisse du chômage partiel (-64 % en 1999) y compris des "emplois aidés" (de 455 000 à 408 000). L'intérim baisse fin 2000-2001 mais il ré augmente en 2° semestre 01.

    Il y a eu aussi une hausse du nombre et de la durée moyenne des CDI.

    Tout cela a réellement distingué Lionel Jospin du reste de la pratique social-démocratie européenne. Ceux qui ont intérêt à le nier ou à le sous-estimer privent notre gauche française d'autant de point d'appui, de référence sur ce qui est possible, et d'espoir d'aller plus à gauche.

    Ni Laurent Fabius, ni Dominique Strauss-Kahn n'avaient apprécié à l'époque et ne l'avaient fait savoir, les aspects les plus avancés des 35 h ou de la loi de modernisation sociale. Seul Laurent Fabius est revenu depuis, et l'a expliqué sur l'appréciation de ce qu'il défendait en matière de baisse d'impôts et en matière sociale.

    En vérité, à l'heure du bilan, en 2002, il y avait de quoi se féliciter de ce que le socialisme français ait plutôt été un pôle de résistance au social-libéralisme, et à "la troisième voie" façon Blair... même si, encore une fois, cela n'a pas été suffisant pour répondre au niveau des exigences sociales. Et c'est tout le drame du 21 avril.

    Regardons-y de plus prés :

    L'Europe :

    D'Amsterdam (juin 1997) à Barcelone (mars 2002), l'acceptation de compromis, sans bataille ouverte, sans orientation compréhensible, par le gouvernement Jospin a abouti à laisser en permanence l'Europe libérale l'emporter.

    Parce que la situation économique était bonne, il n'y avait pas d'inflation, le commerce extérieur était excellent, les déficits limités, une politique de relance était possible, les critères de Maastricht et d'Amsterdam ont été relativisés pendant cette période.

    Mais dés qu'au milieu 2001, des nuages noirs se sont amoncelés dans la situation économique internationale, le carcan des critères maastrichiens s'est refait re-sentir, les mises en garde contre les déficits, ont recommencé, l'échéance de 2004 est réapparue.

    Et à Barcelone, le 23 mars 2002 en pleine campagne électorale, Lionel Jospin est obligé de côtoyer, comme en juin 1997, Jacques Chirac en faisant mine de s'entendre avec lui... et d'accepter des mesures indignes sur les retraites et contre les services publics !

    Pire : Lionel Jospin a même engagé la polémique électorale en accusant Chirac de faire des promesses incompatibles avec le "déficit-zéro" exigé par les libéraux à Barcelone !

    Il fallait accuser Chirac du contraire : de ne pas se battre pour desserrer l'étau du "déficit-zéro" fixé en 2004. D'autant qu'en Europe nous n'étions pas les seuls à vouloir le faire !

    Les 35 h :

    Il a fallu cinq ans, deux lois, des dizaines de décrets et de circulaires, des dizaines de milliers d'accords ad hoc, 105 milliards, une "usine à gaz" juridique, pour permettre à une partie trop restreinte des salariés d'obtenir les 35 h.

    Autant le projet était grand et conquérant, historique, autant il a été géré petit bras, en multipliant les concessions à un patronat pourtant délibérément hostile et décidé à saboter le projet par tous les moyens. Ainsi, il apparaît dans les sondages, une perception mitigée des 35 h : tous les maux du monde leur ont été attribués (gel des salaires, flexibilité, annualisation, augmentation des cadences, non embauche, "travail à deux vitesses, forfaits-jours, etc. selon la taille des entreprises, les branches, ou le secteur privé ou public...)

    L'article n°1 des deux lois "Aubry" - la durée légale à 35 h - est pourtant une avancée fantastique, aussi importante que les 40 h en 36, les 39 h et la cinquième semaine en 82. Les jours de réduction du temps de travail s'ajoutent aux congés payés : on est ainsi passé, grâce à la gauche, entre 1936 et 2002 de deux semaines à six semaines de congés payés, record dans le monde.

    La réduction du temps de travail était conçue à juste titre comme l'instrument privilégié de lutte contre le chômage de masse : si elle n'a créé que 400 000 emplois, c'est en raison des timidités d'application et, bien sûr, du sabotage, de la "guerre" déclarée menée par le patronat.

    Mais il aurait été possible à tout moment de faire autrement et mieux : la Gauche socialiste, n'a cessé de le redire, de proposer des aménagements juridiques précis, argumentés, réalistes, aux deux lois du 13 juin 1998 et du 19 janvier 2000.

    Le pire est que le Parti socialiste et son candidat aient même donné l'impression de "tourner" sur le bilan des 35 h et ont décidé de ne pas mener campagne sur ce thème.

    Ainsi s'explique "l'oubli" incroyable pendant la campagne électorale, de ces 35 h, réduites en une ligne, page 4 du programme du candidat : contresens, erreur politique et pédagogique considérable alors que 9 millions de salariés (4,5 millions dans les entreprises de moins de 20 salariés 4,5 millions dans le secteur public) ne "découvraient" lesdites 35 h qu'à partir du 2 janvier 2002, en février et mars, en pleine campagne.

    Il avait même proposé un "assouplissement" des 35 h pour les entreprises de moins de 20 salariés : c'est ainsi que des millions de salariés des petites entreprises n'ont vu que du feu en guise de 35 h... ce sont pourtant ceux-là au bas de l'échelle du salariat qui souffrent le plus et ne voient jamais rien venir des réformes de la gauche...

    Il aurait fallu une politique offensive, convaincue et pratique pour développer tous les avantages des 35 h : avoir fait l'impasse sur cette mesure emblématique (celle-là même qui avait permis de gagner en juin 97) fut une immense erreur - encore sous-estimée gravement par la direction du parti.

    La question des retraites :

    Elle fut tout aussi mal utilisée.

    Pourtant Lionel Jospin a eu un rôle concret positif : il a protégé nos retraites pendant cinq ans, dans la foulée de la grande grève de novembre-décembre 1995 qui les avait déjà vigoureusement défendues contre le gouvernement Chirac-Juppé.

    Finalement,

  • en abrogeant la loi Thomas sur les fonds de pension (tardivement, 17-1-02, loi de modernisation sociale),
  • en défendant la retraite par répartition (intervention en mars 2000, rapport du COR, décembre 2001), et l'âge de départ officiel à 60 ans, (y compris après Barcelone, 23 mars 2002)
  • en demandant des rapports différents de l'erroné "livre blanc" de Michel Rocard, en mettant en place un "fonds de réserve",
  • en refusant toutes les pressions, pourtant forcenées, du Medef contre les retraites complémentaires, (blocage du 31-12-00, accord du 11 février 2001 avec détournement de 16 milliards, trois mois de cotisations !)
  • le gouvernement rouge, rose, vert, répondait en partie aux attentes des Français.

    La question des retraites, comme celle du Smic, de l'Ecole et de la "Sécu" comptait et compte parmi les grandes questions décisives dans l'opinion, la culture, les "réflexes sociaux" profonds des Français. Elle est même au "palmarès" des préoccupations et elle avait, rappelons-le, suscité encore une fois, la plus grande manifestation de la législature, le 25 janvier 2001.

    Mais, paralysé par ceux, qui estimaient qu'il était "aussi courageux d'aligner les fonctionnaires sur les 40 années de cotisation du privé... que d'être contre la peine de mort en 1981", ou qui proposait dans Le Monde de faire reculer les fonctionnaires à 40 annuités, Lionel Jospin, pas aidé par ses proches, laissait percer des intentions contradictoires, inquiétantes pour des millions de salariés !

    Paradoxe : le gouvernement refusa en novembre 2001 le principe de verser une retraite à taux plein à ceux du privé qui avaient travaillé 40 ans... et le candidat le proposa en mars 2002.

    Pourtant, la Gauche socialiste avait argumenté en temps utile sur l'importance de cette question (comme sur d'autres) et de nombreux votes dans les fédérations avaient démontré qu'une immense majorité du Parti socialiste (et de toute la gauche, et de la France...) étaient favorables à un retour aux 37,5 annuités pour tous, privé et public.

    La question de la sécurité et de la justice avaient été aussi des terrains de débats en grande partie ratés.

    Les avancées sociales de la législature "rouge rose verte" n'avaient pas suffi à faire reculer les dégâts antérieurs de la crise économique. Trop de misères, trop de chômage de longue durée, trop de jeunes sans emploi, trop de quartiers ghettos, trop d'économie parallèle, trop de délinquance, le cancer était profond dans nos villes, nos écoles, nos hôpitaux. Il fallait non seulement que la France "aille mieux" mais que les Français sentent massivement que l'immense majorité d'entre eux "allait s'en sortir"...

    Dégradation des quartiers, zones de non droit, recul des services publics, policiers tués, accidents du travail en hausse, accidents de la route catastrophique, violences à l'école, drogue... L'insécurité était multiforme et plus gravement ressentie en période de sortie de crise, de relance. Des années de destruction du tissu social, de la vie associative, syndicale, politique, de l'encadrement de la jeunesse, des espoirs ne pouvaient s'effacer par simple effet de la croissance.

    L'insécurité libérale avait mis en péril le modèle républicain : peur du lendemain, peur de la perte d'emploi, du logement insalubre, de la banlieue grise, peur des "vieux jours", peur de l'isolement, de "l'autre", de l'étranger, de la petite délinquance de proximité qui met en jeu les maigres et rares biens, tout cela a été longuement exploité par l'extrême droite et la droite chiraquienne. Tout comme l'immigration, c'était un leitmotiv réactionnaire prégnant.

    Au lieu d'y faire face, frontalement la gauche et Lionel Jospin se sont enlisés sur la défensive, allant même jusqu'à dire que, sur ce terrain, il n'y avait « pas de différence droite et gauche ».

    Le gouvernement aurait pu répondre plus activement contre « l'insécurité sociale » et satisfaire aux "urgences sociales" : mais c'était se heurter frontalement l'idée que, "pour gagner il fallait baisser les impôts" ! Alors qu'au contraire, il ne fallait pas se placer sur la défensive à propos d'une "cagnotte publique", il fallait s'en prendre à l'immense "cagnotte privée" produite par la croissance et en engager la redistribution.

    Il fallait, plus frontalement une politique de "sécurité globale", tout azimut, incluant prévention, éducation des jeunes, école, insertion, emploi, réhabilitation des logements, redéploiement des services publics (dont la police républicaine, les éducateurs sociaux, une justice plus efficace).

    On aurait du prôner une sécurité globale, sociale, détaillée, avec tous les éléments de prévention, d'éducation et de fermeté nécessaires. Au lieu de cela, on laissa accréditer l'idée qu'il n'y avait "pas de différence" avec la droite sur ce terrain et... celle-ci finit par réduire les réponses à l'insécurité sociale à la seule répression policière. Jusqu'à ce que Raffarin et Sarkozy remplacent "l'état social" par "l'état pénal"... aidés par des médias que la gauche a laissés presque entièrement contrôlés par les toutes-puissances financières hostiles.

    La question du droit du licenciement (c'est aussi une question de sécurité et de justice) est de même nature dans le bilan et dans la campagne électorale. Lionel Jospin avait repris, en mai-juin 97, la proposition de rétablir une forme de contrôle administratif sur les licenciements. Elle figurait dans son discours d'investiture devant l'Assemblée nationale.

    J'avais proposé et cela avait été adopté unanimement par le Parti socialiste, un dispositif adapté, de type nouveau pour permettre à la puissance publique de venir en appoint aux luttes syndicales, aux institutions représentatives du personnel et pouvoir dire "stop" aux licenciements dits de convenance boursière, y compris aux licenciements abusifs individuels qui minent la vie de tant de "petits" salariés...

    Cette promesse ne fut pas mise en oeuvre alors que plusieurs fois la question rebondit négativement : lors des licenciements Michelin (automne 1999 : "l'état ne peut pas tout") et lors des plans "sociaux" Danone et Marks Spencer (forte baisse de la popularité de Lionel Jospin consécutive au printemps 2001 au refus de faire intervenir l'état : "nous ne sommes pas pour une économie administrée").

    Est-ce que l'état est là seulement pour subventionner sans contrôler ?

    Est-ce qu'il est là pour distribuer les aides à l'embauche mais ne peut dire "stop" lorsque les licenciements sont visiblement abusifs ? Est-ce que l'état ne peut "rien" en économie ? Donner le sentiment d'impuissance publique en la matière a été un terrible affaiblissement. D'ailleurs l'effet dans les sondages au printemps 2001, lors des grandes manifestations contre les plans sociaux en série (Danone, etc.) a été dramatique, et chaque fois que le sujet est réapparu, l'opinion était constante à reprocher l'inaction du gouvernement. Jusque dans la campagne électorale où le Premier ministre ne sait répondre au salarié de chez LU, en Essonne, devant les caméras.

    La loi de modernisation sociale, dernière occasion, sinon d'interdire, mais de freiner et de rendre plus difficiles les licenciements massifs abusifs, ne fut même pas adoptée en procédure d'urgence, elle traîna de juin 2001 au 17 janvier 2002, ne fut pas mise en oeuvre sérieusement avant le 21 avril. Il n'y eut aucune tentative pour contrer la censure éhontée du Conseil constitutionnel. Même le doublement des indemnités individuelles de licenciement ne rentra en application... que par un décret du 7 mai 2002 ! Il faut dire que cette loi avait l'opposition de Laurent Fabius et de DSK qui y voyaient une "gêne" pour les entreprises !

    C'est parce qu'il n'a pas réduit suffisamment les inégalités, pas assez corrigé les effets de la crise antérieure, pas assez redistribué les richesses que Lionel Jospin a été battu.

    La Gauche socialiste avait fait, au Congrès de Brest, un thème central de "l'urgence sociale", de la nécessité de renverser le cours des choses. Nous n'avons pas mené ce débat en vain. Il y a eu une lutte autour de cette question.

    Hélas, la recherche de "l'équilibre", souci permanent de Lionel Jospin ne donne pas la clef d'une vraie politique sociale : la France était dans un état ou il ne lui suffisait plus d'une politique d'amélioration économique avec des effets sociaux, il fallait des mesures d'urgence, de correction volontariste du fossé, de la fameuse fracture sociale qui avait été créée, développée, tout au long des années de crise.

    La masse salariale a augmenté de 1997 à 2002. Mais les salaires individuels n'ont pas suivi : il fallait une redistribution massive des richesses pour compléter le tout, donner un sens aux cinq années et introduire les possibilités de victoire pour cinq autres années. Pour cela il fallait affronter le Medef, pas concilier avec lui.

    Tout le reste de la politique contradictoire du gouvernement est un peu comme cela : un pas vers la taxe Tobin in fine, mais hésitation, un pas contre la mondialisation, pour rencontrer Attac, mais pas de voyage à Porto Alegre, et meeting discret avec Lula à Bordeaux, clivage à Malmö au sein du PSE en début de mandat, mais silence à Berlin en 2001, signature avec Chirac à Barcelone etc.

    Cette recherche paralysante d'"équilibre" si difficile, a souvent gâché des chances : par exemple, sur les questions des sans papiers, de la double peine, et quelques autres sujets comme le droit de vote à 16 ans, et l'allocation-autonomie pour la jeunesse.

    Tous ces points constituent un ensemble inséparable : le "succès" de Lionel Jospin, dans l'opinion, réussissant brillamment, à la surprise générale, à "tenir" cinq ans, est aussi, paradoxalement, la cause de son échec.

    Il a encouragé des espoirs qu'il ne s'est pas donné les moyens de satisfaire. À la différence de ses prédécesseurs, il avait fait avancer les choses dans le bon sens et à cause de cela, il avait encouragé une opinion qui s'est mobilisée, il améliorait les rapports de force, mais il n'avait pas suivi cette nouvelle "donne".

    Entouré de "technos", pas assez de militants de terrain, il n'avait pas senti ou trop tard, cette immense attente à gauche.

    D'où le "gap". 194 558 voix.

    D'où ce "gap" particulier ou il part gagnant, et où il perd tragiquement.

    Conclusion :

    Le pire, c'est que tout se passe comme s'il n'y avait pas de mémoire de tout cela.

    On ne pourra ignorer «l'inventaire» de 1997-2002 dans la campagne électorale à venir. On ne peut pas partir avec une candidate oublie-tout, à côté du parti et de ses bilans, comme si il ne s'était rien passé et comme si elle n'y avait pas été impliquée elle-même.

    L'inventaire est nécessaire.

    Pour Lionel Jospin comme pour tous les autres candidat(e)s.

    L'ardoise doit être lue, comprise, avant de l'effacer et d'y réécrire.

    Ignorer ce qui a pêché en détail sur les 35 h, le licenciement, la droit du travail, l'Europe, les salaires, n'est pas de bon augure pour repartir et gagner.

    Surtout il faut comprendre ce qu'est le rapport des forces profond, le 21 avril et depuis, ce qui s'est passé avec les retraites en 2003, lors des scrutins de 2004, le 29 mai 2005 et la grande bataille victorieuse contre le Cpe.

    Le 4 avril 2006 : il y avait 3,5 millions de manifestants dans les rues de toutes les villes de France. Pas seulement des jeunes : j'ai été surpris d'entendre plusieurs fois des manifestants âgés, venir me dire « tu vas voir, on va aussi leur reprendre nos retraites ! ». Aspiration populaire de fond ! Comme l'aspiration sur les salaires !

    Le peuple français est de gauche, mais il faut que la gauche soit à sa hauteur. C'est ça la conclusion de l'inventaire.

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