Réflexions sur un pavé
Ce n’est pas seulement l’ampleur de l’ouvrage (1140 pages, en ne prenant pas en compte la bibliographie offerte en ligne) qui lui vaut ce titre, mais aussi l’effet qu’il peut avoir sur les pseudo savoirs superficiels de bonne ou de mauvaise foi complaisamment étalés par les médias dominants.
Un des intérêts majeurs de ce livre est l’importance qu’il accorde aux questions méthodologiques. Sous cette expression un peu intimidante apparaissent quelques questions de base, d’ordinaire passées sous silence, mais si évidentes une fois rappelées :
Les thèses de l’auteur, économiste et historien, méritent incontestablement attention et débat. Prônant un point de vue arabe, se concentrant sur le Proche-Orient, il cherche à comprendre ce qu’il analyse comme une décadence de cette civilisation, mais rejette tout fatalisme et tente d’explorer les voies d’une nouvelle renaissance(1). Il est impossible, dans le cadre d’un bref article, de rendre compte de toute la densité de son exposé historique : il traite en effet autant de l’Égypte depuis Nasser que de l’État israélien, du Liban déchiré que du parti Baath (Irak et Syrie), de la résistance palestinienne que de l’encouragement du fondamentalisme par les puissances occidentales lors de la guerre froide. Nul doute que chacun y (re)découvrira des faits historiques très imparfaitement connus, car souvent tendancieusement présentés. Concentrons-nous dès lors sur deux points qui nous tiennent particulièrement à cœur : la question palestinienne et la question économique.
LA QUESTION PALESTINIENNE
Georges Corm ne croit pas en la possibilité d’un État palestinien dans les conditions actuelles : « Il est surréaliste de voir les dirigeants du monde et ceux de l’Autorité palestinienne discuter imperturbablement et avec le plus grand sérieux de la nécessité de permettre l’émergence d’un État palestinien en Cisjordanie et à Gaza et de relancer un processus de négociations entre Israéliens et Palestiniens à ce sujet, alors que les données de la colonisation israélienne sur le terrain l’excluent totalement. »(2)
Il est difficile de lui donner tort. Il importe cependant, dans la conjoncture présente, de ne pas mettre sur le même plan d’une part, des discussions qui ne servent à Israël qu’à gagner du temps et à poursuivre sa politique de colonisation forcenée, et d’autre part, la proclamation d’un État palestinien qui, en changeant les termes, introduit une nouvelle donne politique non négligeable au niveau international. Car la guerre coloniale, dont l’occupation militaire des territoires palestiniens représente une conséquence logique, est aussi une guerre des mots. La défaite militaire de la bataille d’Alger n’a-t-elle pas débouché sur la victoire politique que constituent les accords d’Évian ?
LA QUESTION ÉCONOMIQUE
Georges Corm définit l’économie arabe comme une économie de rente, basée sur l’extraction et la vente du pétrole. Autrement dit, comme une économie à courte vue, dépendante des échanges inégaux imposés par les puissances industrielles. Selon lui, « la qualité de l’évolution de l’économie réelle n’a jamais intéressé les gouvernements locaux ou les pays et institutions qui leur apportent leur aide.(3)» L’agriculture et l’industrie en sont restées les parents pauvres.
Les voies qu’il propose pour sortir du marasme s’inscrivent cependant dans le droit fil d’un libéralisme idéalisé, dont la déconfiture présente ne semble pas le faire ciller. Il se prononce ainsi en faveur de la privatisation des secteurs pétroliers locaux : « En ôtant aux États la propriété des gisements pétroliers pour la mettre entre les mains de millions d’actionnaires, dans le monde arabe en priorité, mais aussi sur les grandes bourses occidentales, on désamorcerait la symbolique mythologique de crises futures telles que celle qui a servi de déclencheur à la guerre du Golfe, puis à l’invasion de l’Irak, et on ouvrirait la voie à des changements positifs profonds dans la vie des sociétés arabes.(4)» Cette apparemment nouvelle répartition des richesses est en réalité pure illusion. Les petits actionnaires sont sans pouvoir, seul un petit nombre de décideurs décident des politiques à mettre en œuvre, et celles-ci n’ont guère pour objectif quelque développement économique que ce soit, mais bel et bien un taux de profit à deux chiffres. Nous aurions donc plutôt tendance à dire : c’est la bourse ou la vie !
Le réveil des peuples arabes ne permet-il d’ailleurs pas de poser plutôt la question du contrôle des États par leurs citoyens comme alternative de l’accaparement des appareils de coercition par des camarillas au service des marchés financiers ?
Ces divergences d’interprétation et d’orientation n’enlèvent cependant rien à la véritable somme que constitue l’ouvrage. Quiconque désire approfondir sa compréhension de l’histoire d’une région en constant bouleversement depuis quelques décennies y trouvera un outil irremplaçable. À manier bien sûr avec précaution. Mais rien n’empêche de le faire sur une plage. Pavé, quand tu nous tiens…
Philippe Lewandowski
(1): S’il salue le printemps arabe, il affiche néanmoins son inquiétude quant aux dangers qui le menacent. Cf. Georges Corm, « L’unité retrouvée des peuples arabes », dans Le monde diplomatique, avril 2011. (retour)
(2): Georges Corm, « Le Proche-Orient éclaté », p.1081. (retour)
(3): Georges Corm, article cité. (retour)
(4): Op. cité, p. 1068. (retour)