Quand le football devient capitaliste
Le 15 avril 1989, 96 supporters de l’équipe de football de Liverpool meurent
asphyxiés et piétinés dans le stade de Hillsborough à Sheffield. Leur
équipe venait d’entamer la demi-finale de la coupe d’Angleterre contre
Nottingham Forest. La rencontre est interrompue après 6 minutes. La tribune de
Leppings Lane ne contient aucune place assise. Elle a été remplie bien au-delà
de sa contenance maximale, au mépris de toute règle élémentaire de sécurité et
de confort. Le périmètre du stade est entouré d’une haute barrière métallique qui
empêche les supporters de se sauver sur le terrain. La police observe les mouvements
de foule désespérés sans réagir. Elle croît d’abord à des actes de hooliganisme.
Les premiers morts et blessés sont transportés sur des panneaux
publicitaires et déposés sur la pelouse par les supporters.
Les services de secours, en nombre insuffisants, tardent
à arriver sur les lieux. Le football, sport populaire et de
masse, est sur le point de disparaître. Il sera la victime
expiatoire des mesures prises à la suite de l’une des plus
grandes tragédies qu’ait connues ce sport.
Le rapport Taylor
En août 1989, Lord Taylor remet un rapport au gouvernement
établissant les responsabilités de ce désastre. Les
autorités sportives et la police sont violemment critiquées.
Un deuxième rapport Taylor est rendu public en
janvier 1990. Il contient des recommandations importantes
qui vont entériner la fin du football comme sport
semi-professionnel suivi par les classes populaires. Afin
d’éviter de nouveaux Hillsborough, Taylor préconise que
tous les stades de football de première et de deuxième
division soient dotés de places assises. Dès le milieu des
années 90, les clubs de l’élite du football éliminent les
fameuses terraces ; les tribunes dans lesquelles les supporters suivaient les rencontres
debout. L’accès aux terraces était réservé aux supporters les plus jeunes
et les moins argentés. Ces terraces étaient le repaire des fans les plus passionnés.
En 1977, le Kop d’Anfield avait fortement impressionné les supporters stéphanois
lors d’un quart de finale épique de la coupe d’Europe des champions.
Pour
ces supporters, un match cela se regarde debout, car on vibre mieux avec son
équipe, on suit ainsi au plus près les actions du match. Cette décision demeure
controversée à ce jour. Une majorité de supporters déclare que cette décision a
« tué l’atmosphère » pendant les rencontres. Des stadiers inflexibles ordonnent
aux spectateurs de se rassoir dès qu’ils se soulèvent de leur siège. Les stades
anglais sont devenus moins bruyants, plus policés. Roy Keane, l’ex-milieu de
terrain de Manchester United, a déclaré un jour que les nouveaux supporters
étaient inaudibles car ils étaient davantage occupés à déguster leurs sandwiches
aux crevettes qu’à encourager leur équipe. La remarque est partiellement fondée,
mais elle passe à côté de la véritable transformation qu’a induite la construction
de stades à places assises. Contrairement aux recommandations de Lord Taylor,
les correctifs structurels (places assises, confort et sécurité accrues) ont fourni
aux clubs un prétexte pour fortement relever les prix des billets. Au début des
années 90, il en coûtait moins de 5 livres sterling pour assister à un match de première
division. Aujourd’hui, il faut payer entre 40 et 50 livres pour une place
moyennement bien située par rapport au terrain. Cette mesure a permis de
manière insidieuse, mais efficace d’exclure des stades les classes populaires et
les jeunes. Roy Keane, qui lui-même gagna plus de 400.000 livres par mois pour
jouer au football, omet d’expliquer que si les publics sont de nos jours aussi
calmes, c’est que les spectateurs présents appartiennent, à quelques exceptions
près, aux classes supérieures et d’âge mûr. Les autres catégories de la population
sont condamnées à regarder les matchs au pub sur Sky Sports, la chaîne à péage
de Rupert Murdoch.
Une activité capitaliste
La Football Association (FA) saisit très tôt l’intérêt qu’il y a à réinventer le football
comme passe-temps des classes moyennes éduquées. Elle fait ainsi d’une
pierre deux coups. D’une part, elle flatte le pouvoir thatchérien pour qui le football
est une activité socialement nuisible, réservée aux prolos et aux hooligans ;
bref une occupation à contre-courant du « capitalisme populaire » promis par la
Dame de fer. D’autre part, la FA comprend qu’une fois gentrifié, le football
deviendra un business comme un autre. En avril 1991, la FA publie un document
intitulé Blueprint for the Future of Football, qui projette la création d’un nouvelle
league en remplacement de la First Division : la Premier League est née,
celle des droits de retransmission télévisées astronomiques. La FA touche près
de 3 milliards de livres en droits de retransmission de match en direct. Le football
est ainsi devenu une activité purement et brutalement capitaliste. Les supporters
sont considérés comme des « consommateurs ».
Si les conditions de sécurité se sont nettement améliorées
depuis les années 80, rien ne justifie le coût des
billets eu égard au confort très relatif des places offertes.
L’argent de la télévision a révolutionné la compétition
sportive. Dotés d’une manne financière largement supérieure
à tout autre pays européen (à l’exception du Real
Madrid et de Barcelone qui s’appuient sur des socios
nombreux et fidèles), les clubs anglais peuvent attirer
les meilleurs coaches et joueurs dans le monde. La
domination présente du football anglais en Europe n’est
que le reflet d’une domination économique. Puisque le
football est une entreprise capitaliste, il attire en premier
chef les capitalistes. Les clubs de la Premier League
appartiennent à de richissimes hommes d’affaires, pour
la plupart étrangers et souvent sans aucune attache sportive
avec leur club : Manchester United et Liverpool
sont aux mains de business men étatsuniens, Manchester
City a été racheté par un cheikh d’Abu Dhabi qui a
récemment proposé la somme record de 100 millions de
livres sterling à l’AC Milan pour s’attacher les services du brésilien Kakà.
Des
clubs comme Chelsea (avec le russe Roman Abramovich) et Portsmouth (avec
le franco-russo-israélien Alexandre Gaydamak) sont détenus par des personnalités
aux activités et connections politiques les plus troubles. Notons que la plupart
de ces clubs ont des dettes très importantes. Celles-ci sont dues à la spirale
inflationniste des salaires des joueurs et au fait que certains clubs ont été achetés
à crédit (Manchester United, Liverpool). La situation financière de ces
grands clubs est par conséquent des plus incertaines et aléatoires.
Un sport sans frontière
En décembre 1999, Chelsea fut la première équipe de la Premier League à titulariser
11 joueurs étrangers. Les meilleures équipes du pays (Manchester United,
Liverpool, Arsenal et Chelsea) ne sont pas entraînées par des Anglais. Le football
anglais, comme le capitalisme financier, ne connaît ni les frontières, ni les
restrictions à la libre entreprise et à l’enrichissement infini d’un petit nombre de
personnes. Il est significatif que la FA ait proposé l’idée de faire jouer une journée
de championnat en Asie ou aux Etats-Unis devant des foules que le monde
enchanté de la Premier League fait rêver. En attendant, l’équipe nationale, qui ne
peut faire évoluer de joueurs étrangers, continue de végéter dans la médiocrité.
Activité capitaliste, « moderne », s’adressant aux classes argentées, le football
post-Hillsborough avait tout pour plaire à Tony Blair lorsqu’il parvint au pouvoir.
Le premier ministre s’inventa de toute pièce une passion pour Newcastle
United (le club à la mode dans les années 1992-98).
La Premier League est au football ce que le New Labour est à la social-démocratie
: elle apparaît populaire, généreuse et spontanée, alors qu’en réalité elle est
l’inverse même de cela.
Cette semaine, les familles à Liverpool se remémorent leurs morts, victimes du
mépris de classe des conservateurs, du cynisme de la FA et de l’incompétence de
la police. L’ironie de l’histoire est que ceux qui, dans les années 80, voulaient
détruire ce sport de prolos en ont fait l’ultime fétichisme capitaliste.
Philippe Marlière