GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

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Paul Levi, « l’occasion manquée » du socialisme international (1883-1930)

Il y a 80 ans mourrait l’un des plus grands militants socialistes du XXe siècle : Paul Lévi, l’héritier politique de Rosa Luxemburg. Epuisé par son combat pour le redressement de la gauche allemande, il s’est suicidé à Berlin le 9 février 1930. Fait significatif, la minute de silence observée en sa mémoire au Reichstag est interrompue par les huées venant du groupe parlementaire nazi, mais aussi par les insultes proférées depuis les bancs des communistes… dont Lévi fut pourtant le dirigeant de 1919 à 1921 ! Les nazis et les staliniens se retrouvaient dans une haine implacable pour ce révolutionnaire profondément unitaire que la mémoire militante a injustement oublié.

Paul Lévi, s’il a embrassé le camp des opprimés, n’a rien d’un ouvrier. C’est un intellectuel brillant et un avocat réputé. Mais le dandy est aussi à l’aise dans les salons qu’en meeting, car c’est un militant éprouvé. Il rentre à 15 ans au Parti social-démocrate d’Allemagne et rejoint son aile gauche. Comme tous ses camarades, il est accablé par le drame du 4 août 1914, jour où le groupe parlementaire, malgré les réticences de Liebknecht, vote les crédits de guerre. Paul Lévi arrive alors pour la première fois sous le feu des projecteurs en défendant son amie Rosa attaquée pour « propagande antimilitariste ». Il appartient alors au premier cercle des amis de Rosa qui commence à établir des contacts avec d’autres groupes refusant la guerre impérialiste.

Lévi entre vite dans le comité de rédaction des Lettres de Spartakus, feuille qui se veut l’organe de la reconstruction du parti, et se fait exclure en 1916 avec toute l’opposition qui se regroupe dans l’USPD (parti social-démocrate indépendant) dirigé par des pacifistes modérés. En 1918, les faits sont là, malgré les efforts de Lévi et des Spartakistes : selon l’historien Pierre Broué, ils n’ont pas réussi à constituer « une organisation propre, capable de répondre aux besoins et aux aspirations des masses, d'unifier les mots d'ordre, de centraliser l'action. La paix et la révolution vont les prendre de vitesse ». Car tout va très vite. Quand la révolution frappe à la porte en Allemagne, d’octobre à décembre 1918, la base spartakiste, impuissante car éloignée des masses encore largement influencées par le SPD et l’USPD, sombre dans le gauchisme, cette « maladie » qui va faire tant de mal aux révolutionnaires allemands.

Le KPD(S), parti communiste héritier de « Spartakus », est créé dans le tourbillon de décembre 1918. Mais il est déjà trop tard : la dualité du pouvoir entre conseils ouvriers et gouvernement provisoire touche à sa fin. Le KPD, nain politique par rapport aux 2 partis socialistes, tente à contretemps de soulever la classe ouvrière contre le gouvernement. Les coups de force spartakistes sont réprimés dans le sang et le parti perd en quelques semaines ses trois dirigeants. Rosa et Liebknecht sont assassinés le 15 janvier 1919, tandis que Léo Jogiches est arrêté puis abattu sommairement le 10 mars.

Lévi, à son corps défendant, devient de fait le dirigeant d’un KPD dont il réprouve l’esprit aventuriste et gauchiste. Pour lui, « c’était une erreur de croire que quelques troupes d’assaut […] pouvaient remplir la mission historique qui est celle du prolétariat ; […] seul l’ensemble de la classe prolétarienne de la ville et de la campagne peut s’emparer du pouvoir politique ». Il est grand temps de reconstruire le parti sur ses bases saines. Pour sauver ce qui peut l’être, Lévi se résout à aller à la scission avec la gauche du KPD qui l’effraie par ses positions spontanéistes constituant selon lui « un retour en arrière, vers l’aube du mouvement ouvrier ». La purge, réalisée en octobre 1919 fait perdre au KPD plus de la moitié de ses membres, mais l’outil politique est préservé. Pour Lévi, c’est l’essentiel. Une fois l’opposition exclue, il devient envisageable de s’adresser à l’USPD et à ses 750 000 adhérents, pour réunifier les socialistes révolutionnaires en un seul parti.

C’est le second combat de Lévi. Le premier rapprochement avec la gauche des Indépendants est précipité par les événements. En mars 1920, la grève générale balaie le putsch de Kapp, malgré la passivité sectaire du KPD. Face au vide politique résultant de la fuite du gouvernement, puis des factieux, les syndicats proposent la création d’un « gouvernement ouvrier » représentant les masses victorieuses. La gauche des Indépendants se montre plutôt favorable à cette option et le KPD, adoptant enfin les positions de Lévi, publie le 23 mars une « déclaration d’opposition loyale » en cas de mise en place d’un gouvernement SPD-USPD décidé à combattre la réaction. L’USPD a beau se dérober à la dernière minute, force est de constater que la majorité de Lévi innove, tente de trouver des passerelles entre les revendications immédiates et la question de la prise du pouvoir, malgré le conservatisme de l’appareil du KPD.

Les troupes de l’USPD, voyant de nouveau s’ouvrir des perspectives d’une victoire imminente, se radicalisent et regardent de plus en plus vers Moscou. La bataille de l’adhésion à l’International Communiste (IC) est remportée au congrès de Halle en octobre 1920 par la gauche des Indépendants. Elle fusionne en décembre avec le KPD(S) pour créer le VKPD, Parti communiste unifié d’Allemagne, fort de 350 000 adhérents. Paul Lévi, nommé co-président du parti, exulte. « Ce n’est pas un événement allemand. […] Ce à quoi nous assistons, c’est à la formation du 1er membre important et constitué sur le plan de l’organisation de l’Internationale des opprimés ».

Lévi s’oppose d’emblée aux partisans de l’offensive qui estime derrière Radek qu’un parti de masse comme le VKPD « a suffisamment de force pour passer tout seul à l’action ». Fidèle à Rosa, Lévi rappelle que la tâche des révolutionnaires « est de conquérir les cœurs et les cerveaux de la classe prolétarienne ». La direction du VKPD décide d’ailleurs début 1921 de publier une « lettre ouverte », qui appelle toutes les organisations ouvrières « à proclamer dans des assemblées leur volonté de se défendre ensemble contre le capitalisme et la réaction, de défendre en commun leurs intérêts ». Mais, comme lors du putsch de Kapp, cette inflexion unitaire d’un parti décidément tenté par sectarisme suscite une résistance de l’appareil.

Pour les gauches allemandes, qui refusent la tactique préconisée par la « lettre ouverte » et trouvent un appui en Zinoviev, président de l’IC, Lévi est devenu l’homme à abattre. Une coalition de mécontents parvient à le faire chuter. Tandis que Lévi réaffirme à Livourne, lors du congrès du Parti socialiste italien, sa volonté d’être au plus près des salariés, dans leur lutte réelle, au cœur de la gauche, les sbires de l’IC se rendent à Berlin et s’ingénient à retourner la direction du VKPD. Le coup de théâtre se produit le 22 février 1921. Le comité central désavoue Lévi qui démissionne.

Les « tchékistes » de l’IC ont enfin les mains libres, eux qui sont décidés à « activer » le VKPD et à recourir s’il le faut à la provocation ! Lévi, démissionnaire et isolé, n’a plus qu’à attendre le fiasco qui survient fin mars 1921. « L’action de Mars » est un échec, la grève générale insurrectionnelle lancée par le VKPD n’étant pas suivie par les masses. Lévi, qui a le malheur de critiquer l’aventurisme de la nouvelle direction et des émissaires de l’IC, est finalement exclu pour indiscipline, malgré une magnifique défense où il affirme que les partis de gauche doivent être « des partis de masses ouverts, qui ne peuvent jamais être mus que dans la fluide invisible où ils baignent, dans l’interaction psychologique avec tout le reste de la masse prolétarienne ».

Lévi, défait, rejoint l’USPD, puis le SPD en 1922. Ce n’est ni un retour à la case départ, ni une lente descente en enfer. Lévi, de retour dans la « vielle maison », y anime un courant gauche qui a un rôle déterminant dans l’Octobre allemand de 1923. Malgré l’ultime chant du cygne de la révolution allemande, il continue le combat de sa vie, celui de l’unité de la gauche et de la conquête de la majorité du prolétariat. Lévi anime des revues, édite les textes de Rosa et de Liebknecht et devient député SPD, sans jamais renoncer à ses idées. Mais son exclusion du KPD ne lui permit jamais de revenir au centre de la scène politique. A ce titre, ce militant d’exception, à l’humanisme et aux qualités intellectuelles comparables à celles d’un Jaurès, fut une des plus grandes « occasions manquées » du mouvement ouvrier renaissant des années 1920. Sa mort en 1930 sonnait symboliquement comme la fin des espoirs et préfigurait l’entrée de l’Europe dans la longue nuit fasciste.

MAITRON J. DROZ J., Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier international, t. 6, L’Allemagne, éditions ouvrières, 1990, p. 310-312.

BROUE P., Révolutions en Allemagne. 1917-1923, Minuit, 1971.

BROUE P., Histoire de l’Internationale communiste. 1919-1943, Fayard, 1997.

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