GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

International – Europe

Où est passée la gauche américaine ?

L’élection présidentielle de novembre, aux Etats-Unis, semble a priori limpide. Elle opposerait deux visages de l’Amérique. Il serait ainsi facile de voir en Barack Obama, métis et démocrate, un représentant de la gauche et en John McCain, blanc et républicain, celui de la droite. Cette analyse simpliste n’est malheureusement pas très juste, et la principale leçon de cette campagne risque bel et bien d’être la disparition de la gauche américaine.

Le système politique des Etats-Unis a des spécificités qui rendent sa lecture en Europe parfois très difficile. L’alignement des partis, par exemple, est très mouvant, et donne parfois lieu à des «retournements» sans équivalent ailleurs dans le monde. C’est ainsi que le Parti Démocrate, populiste, conservateur et esclavagiste, est devenue, sous la double impulsion de Franklin Delano Roosevelt et de Lyndon Johnson, un parti libéral et défenseur des minorités, tandis que le Parti Républicain, dont le premier président fut Abraham Lincoln, a rallié les voix et les militants des Etats ségrégationistes du Sud sous les présidences de Nixon, puis de Reagan.

Grossièrement, on pourrait dire que, depuis le de F.D.Roosevelt, le réalignement des deux partis a conduit à ce que chaque élection présidentielle oppose effectivement un candidat démocrate plus progressiste que le candidat républicain. De là à conclure, même pour cette période historique particulière (de 1932 à 2004), que les démocrates étaient «de gauche» et les républicains «de droite», il y a un pas que certaines analyses ne permettent pas. Ainsi, si le Président Eisenhower a toléré le maccarthysme, il n’a pas pour autant touché au système d’inspiration sociale-démocrate qui avait été mis en place aux lendemains de la grande crise par son prédécesseur démocrate. De même, s’il n’est plus nécessaire de présenter les aspects conservateurs de la politique de Nixon, il faut aussi se rappeler qu’il fut le président de la «détente» qui fit sortir les Etats-Unis d’un antisoviétisme obsessionnel.

Parallèlement, si Johnson et Kennedy furent les présidents des droits civiques et de l’inclusion dans la vie publique américaine des minorités, ils furent aussi les principaux artisans de la guerre néo-coloniale du Viet-Nam.

En fait, la vie politique américaine a connu deux cycles distincts depuis les années 1930. Dans chacun de ces cycles, les partis se sont réalignés non pas de façon idéologique, mais pragmatique, en fonction des positions de leurs adversaires, et des politiques menées par les hommes au pouvoir. C’est ainsi que la forme d’intervention de l’Etat mise en place au moment du New Deal, dont le principe de base était que chacun devait pouvoir bénéficier d’une aide ou d’un soutien de la part de l’Etat, fut globalement acceptée par tous les partis jusqu’à la fin des années 1970.

C’est ainsi que la «gauche américaine», dont la conversation à la social-démocratie avait été plus pragmatique qu’idéologique, sous l’influence des théories keynésiennes, se détourna d’une démarche qui faisait des questions sociales et du rapport du capital au travail l’axe central de sa réflexion. Au lieu de cela, elle s’intéressa aux «outsiders», ceux qui étaient de fait exclus ou plutôt tenus en marge de la société américaine : féministe, anti-raciste, pacifiste, plus tard écologiste, elle ne fut plus jamais réellement social-démocrate, pour ne pas dire socialiste. L’apogée de cette orientation fut peut-être la Présidence Carter (1976-1980), qui voulut faire de la politique avec des bons sentiments, ignorant superbement les effets sociaux dévastateurs de la crise pétrolière.

Cette évolution du Parti Démocrate, dominant dans ce premier cycle (il fut au pouvoir de 1932 à 1952, puis de 1960 à 1968, et enfin de 1976 à 1980, soit 8 mandats sur 12), fournit des armes idéologiques au Parti Républicain, qui parvint, après la débacle morale du Watergate, à reconstituer une coalition d’intérêts que Ronald Reagan incarna parfaitement durant ses deux mandats (1980-1988). Cette coalition était à la fois ultra-libérale sur le plan économique et social, ultra-conservatrice et religieuse sur le plan des moeurs et ultra-nationaliste sur le plan international. La politique reaganienne, poursuivie par Herbert George Bush (1988-1992), puis par son fils George Walker Bush (2000-2008), marqua la revanche des «insiders», blancs, protestants, éduqués dans les «valeurs américaines» et qui avaient été frappés par la crise économique certes moins que les catégories sociales plus défavorisées, mais en perdant beaucoup plus qu’elles. Cet effet de déchéance sociale, qui dans les années 1930 avaient fait le lit du fascisme et du nazisme en Europe, convertit des millions d’américains des classes moyennes et des «working classes» à un individualisme ultra-libéral qui sert aujourd’hui de modèle au sarkozisme.

Dans ce contexte, le Parti Démocrate fut incapable de proposer une alternative, son «modèle», fondée sur un compromis social que son refus de remettre en cause le capitalisme américain rendait inopérant en période de crise économique, étant jugé responsable de la faillite non seulement économique, mais aussi morale, du pays.

Entre 1980 et 2004, il épuisa pas moins de 5 candidats à la présidence, sans compter le sortant Jimmy Carter, sèchement battu en 1980, ne parvenant à en faire élire qu’un seul, William Clinton (1992-2000), tandis que les républicains faisaient élire 3 de leurs 4 candidats (seul Robert Dole ne fut pas élu, en 1996).

Du coup, le Parti Démocrate connut un «recentrage» comparable, en un certain sens, à celui des travaillistes britanniques: certes, la présidence de Clinton ne fut pas une présidence très progressiste, mais elle fut tout de même marquée par un coup d’arrêt notable aux politiques ultra-libérales des années 1980, et par des tentatives certes modestes, mais à contre courant des années de casse qui avaient précédé, de mise en place de systèmes de protection sociale et de développement d’une éducation publique à défaut d’être nationale.

La présidentielle de 2008 marque peut-être la fin de ce cycle. Le candidat que les républicains se sont choisi, sans réelle bataille de ce côté-là, n’est pas, et de loin, le tenant de la poursuite de la «révolution conservatrice» reaganienne. En 2000, il s’était opposé lors des primaires républicaines au candidat de la «droite chrétienne», George W.Bush, et n’avait baissé les bras qu’après le raz-de-marée en faveur de son adversaire dans les Etats réactionnaires du Sud. Cette année, il présente une forme de «républicanisme» plus apaisé et traditionnel, plus «centriste» que la quasi totalité des candidats républicains depuis Goldwater, à l’exception peut-être de Gerald Ford. Conservateur, certes, autant que le Président sortant, libéral, aussi, il n’est pas pour autant partisan du messianisme chrétien et «américain» qui caractérise le reaganisme, dans sa version «originale» ou dans sa déclinaison bushienne.

A l’inverse, le Parti Démocrate a eu les plus grandes difficultés à se trouver un candidat. La rude lutte entre la Sénatrice Clinton, épouse de l’ancien président, et le Sénateur Obama, ne s’est pas faite sur des idées, mais sur des images.  Si Hillary Clinton entendait représenter l’ascension politique des femmes, ainsi qu’une certaine continuité dans le Parti Démocrate, Barack Obama, lui, veut signifier la possibilité qu’un «noir» (bien qu’il soit en fait métis) puisse accéder à la présidence, et entend marquer une rupture politique sans réellement la décliner concrètement.

D’une certaine façon, l’un comme l’autre reprend le flambeau des démocrates défenseurs des «outsiders» des années 1960, sauf que la société américaine a évolué depuis, et que l’appartenance à une des catégories sociales tenues à la marge jusque dans les années 1970 ne vaut pas brevet de progressisme. Clinton est l’exemple même de l’accession des femmes aux postes de responsabilités, sans que cela signifie que les travailleuses américaines soient moins victimes qu’avant de discriminations sexistes, de même que l’élection d’Obama, signe de l’émergence d’une «aristocratie noire», ne signifierait pas la fin du racisme profond de la société américaine.

Quel que soit le résultat de cette élection, il y a fort à parier qu’on cherchera encore longtemps les contours de la gauche américaine parmi des démocrates incapables de réviser leur approche pour intégrer les questions sociales autrement que par le biais de «minorités» qui n’ont plus rien à voir avec ce qu’elles étaient auparavant.

Au final, la situation politique américaine, du moins son analyse, n’est pas forcément sans intérêt pour «lire» aussi ce qui se passe en France.

Que reste-t-il, alors, aujourd’hui, de la gauche américaine? Pas grand chose. Sur les 534 parlementaires américains, un seul, le Sénateur du tout petit Etat du Vermont, Bernard Sanders, se revendique social-démocrate, mais pas trop fort, préférant se présenter aux élections sous l’étiquette «indépendante» pour ne pas choquer les électeurs, et siégeant au Capitole avec les démocrates. Le groupe des démocrates progressistes, qu’il avait fondé en 1991 pour rassembler les élus les plus à gauche du congrès, compte environ 70 membres, dont tous sont loin de partager des idées simplement sociales démocrates. Lors des discussions pour déterminer la plate-forme du Parti Démocrate pour les élections parlementaires qui se dérouleront en même temps que la présidentielle, il leur a été impossible de faire adopter la mise en place d’un système de protection sociale, pourtant soutenue par Hillary Clinton...

Et après la Convention nationale du parti, beaucoup de démocrates se demandent encore quel programme leur candidat va bien pouvoir défendre face à la remontée spectaculaire dans les sondages de John McCain.

Hervé Le Fiblec

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