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Organiser les travailleurs de l'économie "collaborative"

Jamie Woodcock est enseignant à la London School of Economics (LSE). Ses recherches actuelles portent sur l’économie numérique, les mutations du monde du travail et les e-sports. Il s’est intéressé de près aux luttes des travailleurs de l’économie dite « collaborative », qui se sont multipliées au Royaume-Uni ces dernières années. Il a bien voulu répondre aux questions de D&S.

Quelle est la réalité de l’emploi précaire au Royaume-Uni, en particulier dans l’économie numérique ?

L’emploi précaire augmente au Royaume-Uni à mesure que s’approfondit la restructuration néolibérale de l’économie entamée sous Thatcher. Cela signifie moins de contrats de travail sécurisés, mais aussi le déclin des formes traditionnelles de syndicalisme défendant les travailleurs sur les lieux de travail. L’accroissement de la précarité résulte en partie de conditions d’emploi différentes, mais il est aussi le résultat de facteurs psychologiques liés à la peur de perdre son emploi. Il y a eu une augmentation massive des contrats zéro-heures1 (où les travailleurs n’ont aucune garantie d’avoir du travail d’une semaine à l’autre), même si la réalité de ces contrats a été sous-estimée, puisque, dans les enquêtes, de nombreux travailleurs ne disent pas avoir ce type de contrats de travail. Ils sont pourtant très courants dans la restauration, l’hôtellerie, l’éducation, la santé et les services de manière générale.

L’économie numérique a accéléré nombreuses de ces tendances, tout en faisant écho aux aspirations des travailleurs à disposer de formes plus flexibles d’emploi qui s’insèrent de façon plus harmonieuse dans leur vie. L’augmentation de la précarité a été facilitée par trois facteurs : d’abord, un contexte réglementaire permissif où les travailleurs peuvent être classés à tort en tant que « prestataires autoentrepreneurs indépendants », perdant leurs droits relatifs au salaire, aux congés payés, aux indemnités maladie et aux licenciements ; ensuite, une accumulation très grande de capital financier (généré en particulier par l’industrie technologique) à la recherche d’investissements profitables que l’on trouve dans ces entreprises puisqu’elles sous-traitent les coûts du travail pour précisément apparaître comme des opportunités attractives ; enfin, une technologie qui permet le suivi et la gestion algorithmique d’une main-d’œuvre nombreuse et dispersée. Les réalités de ces types de travail sont les rémunérations faibles et sans sécurité de l’emploi, souvent en dessous du salaire minimum et avec la possibilité d’être « désactivé » à tout moment.

Il y a eu, récemment, des luttes dans lesquelles ont été impliqués les travailleurs de ces industries. Quels furent leurs revendications et leurs modes d’action ?

Il y a eu une grève spontanée de six jours chez Deliveroo à Londres l’année dernière. La lutte a été déclenchée en réponse à un changement unilatéral de la structure des rémunérations par la direction, communiquée seulement par texto aux livreurs. Les réseaux pré-existants que les livreurs Deliveroo avaient établis en se rassemblant à des points de rencontre à travers la ville furent mobilisés pour agir devant le siège londonien de l’entreprise. Comme ils sont autoentrepreneurs, les travailleurs n’avaient pas à suivre les lois anti-syndicales qui obligent à organiser un vote à bulletin secret avant de faire grève, choisissant plutôt de se déconnecter et de participer à la manifestation. Les principales revendications portaient sur les rémunérations.

Comme beaucoup d’autres travailleurs de la capitale, ils revendiquent le salaire minimum londonien (10,20 sterling de l’heure [NdL : soit environ 11,50 euros]) étant une revendication clé en même temps que la prise en charge des frais supplémentaires d’utilisation et d’entretien d’un vélo ou d’un scooter. À présent, la direction de Deliveroo refuse de communiquer avec la section de l’IWGB (le Syndicat des Travailleurs Indépendants de Grande Bretagne) qui représente les livreurs. Ce syndicat a une procédure en cours auprès du Central Arbitration Committee (une sorte de prud’hommes) pour être reconnu par l’entreprise.

Outre les livreurs Deliveroo, l’IWGB représente désormais les chauffeurs Uber et construit une campagne dans cette entreprise emblématique de l’économie de plateforme numérique. L’IWGB (avec l’UVW, « Voix Unies du Monde ») a aussi organisé des campagnes avec des personnels du nettoyage dans une série d’universités londoniennes et d’autres lieux de travail. À la LSE, les personnels du nettoyage ont gagné leur réintégration comme salariés de l’université alors qu’une campagne en cours à Senate House (Université de Londres) est menée contre la sous-traitance. Ces travailleurs migrants sont engagés dans des campagnes dynamiques et créatives, avec entre autres une manifestation de travailleurs précaires ayant réuni les livreurs Deliveroo, les chauffeurs Uber et les personnels du nettoyage et d’autres salariés des universités.

Comment le mouvement syndical traditionnel a-t-il répondu au développement de l’emploi précaire dans l’économie numérique ? Les luttes récentes ont-elles conduit à l’émergence de nouveaux syndicats, indépendants ou affiliés au TUC2 ?

Le mouvement syndical traditionnel n’a pas réussi à organiser les travailleurs contre l’emploi précaire dans l’économie numérique. Cela est principalement le résultat d’un manque d’effort, peut-être parce que ces lieux de travail sont réputés inorganisables et que les structures militantes traditionnelles renoncent du coup généralement à y consacrer du temps et des ressources. La GMB, l’une des confédérations affiliées au TUC, a soutenu en contribuant à couvrir les frais juridiques pour le procès en 2016 d’un groupe de chauffeurs contre Uber3, mais n’a pas réussi à organiser ces travailleurs.

Le seul syndicat qui les organise activement est l’IWGB, qui a des sections aussi bien chez les travailleurs Deliveroo que chez ceux d’Uber. Malheureusement, les relations entre le mouvement trade-unioniste traditionnel d’une part, et l’IWGB et l’UVW (les nouveaux syndicats « alternatifs ») d’autre part, sont loin d’être bonnes, puisque ces deux organisations ne sont pas affiliés au TUC. Cette situation souligne des attitudes sectaires et de contrôle de leur territoire de la part des syndicats affiliés au TUC, en particulier en lien avec les cas Uber et du personnel de nettoyage dans les universités.

Peux-tu décrire les attitudes contrastées du mouvement syndical à propos de la décision récente de Transport for London (l’autorité de régulation des transports londoniens) de retirer la licence d’Uber ? S’agit-il d’une victoire ?

De nombreuses personnes dans le mouvement syndical traditionnel ont célébré cet arrêt qui menace de retirer la licence d’Uber ; seuls l’IWGB et l’UVW ont soulevé les préoccupations et les droits des travailleurs en réaction à l’arrêt. En partie, cela est dû aux chauffeurs de taxi sous licence faisant partie d’un syndicat affilié au TUC tout en étant très hostiles à Uber, souvent avec des connotations racistes anti-migrants dans leur discours, et ne percevant en partie pas la possibilité d’organiser les chauffeurs Uber, préférant ainsi l’option d’un arrêt de l’activité d’Uber. À un niveau primaire de solidarité entre travailleurs, cela évite la réalité de 30 à 40 000 chauffeurs se retrouvant sur le carreau à Londres, dont nombreux sont ceux qui ont contracté des crédits pour acheter leur voiture.

L’alternative serait d’organiser ces travailleurs et formuler des revendications en direction de l’autorité de régulation et l’employeur, dont des salaires plus élevés, de meilleures conditions de travail et le droit d’adhérer et se faire représenter par un syndicat. De ce point de vue, la menace de révoquer la licence d’Uber n’est pas une victoire, mais plutôt l’illustration des problèmes auxquels est confronté le mouvement syndical traditionnel. La seule victoire pour le moment est l’adhésion de l’UPHD (Chauffeurs de Location Privée Unis) à l’IWGB.

Y a-t-il un lien entre l’accroissement de l’emploi précaire dans les principales agglomérations du pays et les succès qu’y engrange Jeremy Corbyn ?

L’arrivée de Corbyn à la tête du Parti travailliste est survenue à un moment de reflux relatif des mouvements sociaux au Royaume-Uni. Alors qu’un gouvernement Corbyn paraît de plus en plus possible, l’absence d’un mouvement qui puisse à la fois soutenir et faire pression sur un tel gouvernement pose problème. Le Parti travailliste a eu de très bons résultats dans les agglomérations urbaines qui ont aussi un nombre très important de travailleurs précaires et a commencé à évoquer des politiques qui pourraient améliorer les conditions de travail des travailleurs de l’économie numérique. Les réalités de l’emploi précaire ont bien pu convaincre certains du besoin d’un changement électoral, mais n’ont pour le moment pas conduit au rajeunissement et à la revitalisation du mouvement syndical traditionnel. Cependant, lorsque Corbyn défend l’idée que les jeunes doivent adhérer à un syndicat, c’est un moment important. La tâche est désormais de fournir l’occasion à de nombreux jeunes militants du Parti travailliste de commencer à militer aussi sur leur lieu de travail.

Propos recueillis et traduits par Christakis Georgiou

  1. Ces contrats de travail lient le salarié à son employeur mais sans prévoir un minimum d’heures de travail par semaine ; les heures de travail effectuées dépendent de l’employeur. En revanche, le salarié doit se tenir disponible à travailler à tout moment.
  2. TUC (Trade-Union Congress) : C’est l’organisation centrale fédérant des syndicats anglais. Entre deux congrès annuels, les décision sont prises par le Conseil général (General Council) qui se réunit tous les deux mois et qui délègue ses pouvoirs de gestion quotidienne à un Comité exécutif élu en son sein.
  3. Ce procès pourrait faire date puisque le tribunal a décidé que les chauffeurs Uber sont des salariés et non pas des autoentrepreneurs et ont par conséquent droits à tous les droits de ce statut. L’appel d’Uber a été rejeté au moment où nous allions mettre sous presse.

Cet article est paru dans la revue Démocratie&Socialisme n°249 de novembre 2017.

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