GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

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Motions et ultimes négociations (Tours #9)

C’est dans la première moitié du mois de novembre 1920 que les motions rédigées par les différents fractions socialistes sont rendues publiques. Incontestablement, de toute part, on fourbit ses armes en prévision d’un congrès dont les résultats – à défaut de l’issue – sont déjà largement prévisibles.

La motion commune du C3I et des membres démissionnaires du Comité de la reconstruction est publiée le 3 novembre dans L’Humanité. Le 6, c’est au tour de la motion Longuet-Paul Faure, dite « d’adhésion avec réserves », d’être rendue publique. La « motion pour l’unité internationale » de Blum, Bracke, Mayéras et Paoli paraît quant à elle le 11 novembre.

À tout seigneur, tout honneur

La motion « Cachin-Frossard » est découpé en « thèses » sur le modèle russe et elle débute par une longue introduction tirant à grands traits les caractéristiques de la situation mondiale. Le texte se situe clairement dans la perspective de la révolution imminente puisqu’il constate « l’impossibilité où se trouve le capitalisme de survivre au bouleversement économique et social qu’il a provoqué ». Il définit par ailleurs la IIIe Internationale comme « l’interprète qualifié des aspirations des masses exploitées de toute la terre et le guide sûr, éprouvé, de l’avant-garde prolétarienne ». Mais la résolution, présentée comme un « résumé des thèses adoptées par le IIe congrès de l’Internationale communiste », se veut également « leur adaptation à la situation en France ».

Cette tension interne ne fait pas de la motion d’adhésion un tissu d’incohérence, car Souvarine a veillé au grain. Dans le dernier numéro du Bulletin communiste paru avant Tours, il signale qu’il manque à la motion la thèse sur le monde colonisé pourtant votée à Moscou et que les considérations sur la création de soviets ont été volontairement mises de côté. Il reconnaît que les thèses de la motion relatives au syndicalisme ne sont pas « conformes à celle du IIe Congrès communiste international », en raison des spécificités proprement hexagonales de la question des rapports entre syndicats et partis ouvriers. L’animateur du C3I avoue sans guère de gêne encore deux autres « transgressions » : le traitement relativement « libéral » du problème des exclusions (permis par la 20e condition) et le maintien provisoire du nom du parti (une « concession » temporaire consentie à la fraction Cachin-Frossard).

Longuet n’est donc pas parfaitement honnête quand il note, le 21 novembre, que tous les socialistes « font des réserves sur ces conditions ; mais les uns avouent qu’ils en font et d’autres les nient qui pourtant en font ». Amédée Dunois n’avait-il pas annoncé, un mois plus tôt : « Ces réserves, nous entendons les formuler loyalement, publiquement, comme le montrera bientôt la résolution que prépare actuellement le C3I en collaboration avec ceux d’entre nous qui ont quitté dernièrement le Comité de la reconstruction » ?

Les autres motions en présence

La motion Longuet-Faure est donc la seconde motion qui se prononce formellement pour l’adhésion à la IIIe Internationale. Rien d’étonnant donc à ce qu’elle soit très proche de la motion Loriot-Souvarine, notamment sur les buts finaux assignés au parti, sur « l’entente permanente entre la CGT et le parti », sur la solidarité avec la Révolution russe, ou encore sur l’emploi de la tribune parlementaire. Mais le texte déplore les « conditions impérieuses » mises pour l’adhésion. La motion reconstructrice s’oppose nettement à la création d’un appareil clandestin, aux exclusions a priori, aux épurations périodiques. Deux dernières conditions (l’octroi de deux tiers des postes du comité directeur aux partisans éprouvés de l’adhésion et l’exclusion des militants rejetant les conditions et les thèses) sont même jugées « particulièrement inacceptables ». La motion Longuet-Faure rappelle par ailleurs l’attachement du parti à l’autonomie des fédérations, à la souveraineté des congrès, à son unité « plus indispensable que jamais » et à la représentation proportionnelle qui en est la garante en dernier ressort.

Julien Chuzeville a raison d’affirmer que, malgré la demande formelle d’adhésion, les réserves qui y sont énoncées « sont telles qu’elles rendent en pratique l’adhésion impossible ». Peu après la publication du texte Longuet-Faure, Daniel Renoult écrivait déjà : « On demande l’adhésion, mais avec des considérations telles que l’entente, on le sait bien, ne pourra se faire avec Moscou »13. Les concurrents des reconstructeurs ne se privent pas de mettre en évidence l’incohérence structurelle de leur texte. Renaudel peut ainsi se permettre d’affirmer que « ses prémices, ses considérants sont en contradiction directe avec sa conclusion »14. Au même moment, Souvarine tente de creuser un fossé entre la motion qu’il a rédigée et celle de ses rivaux.

La motion Blum-Paoli est, pour sa part, la seule motion qui rejette explicitement l’adhésion à la IIIe Internationale. Elle est le fruit du rapprochement entre le réseau Sembat-Blum, des guesdistes fidèles au « socialisme de guerre » tels Bracke, quelques reconstructeurs de droite dont Mayéras et le groupe de La Vie socialiste de Renaudel qui aspire depuis longtemps à la scission. La courte « motion pour l’unité internationale » refuse les changements statutaires demandés par Moscou et la « centralisation » excessive qui en découlerait, la remise en cause de « l’autonomie syndicale », ainsi que la prise du pouvoir prématurée par un « prolétariat inorganique ». Mais ce rejet du bolchévisme ne débouche par sur une affirmation d’un réformisme décomplexé, loin s’en faut. Blum et Paoli, les deux principaux rédacteurs du texte, affirment en effet que « la lutte des classes est le principe » de l’action de la SFIO et que « la révolution sociale [...] en est le but ».

Deux faiblesses structurelles de la motion Blum-Paoli expliquent toutefois le score extrêmement modeste qu’elle obtiendra à Tours. La première, c’est l’affirmation – voulue tant par Renaudel et ses amis que par Blum, directeur de cabinet du ministre Sembat de 1914 à 1916 – qu’en cas de nouvelle « conflagration européenne [...], le devoir international et le devoir de défense nationale pourraient concorder ». Pour la masse des militants, ce retour du « socialisme de guerre » honni est un repoussoir absolu. Enfin, le positionnement international du regroupement opéré autour de Blum est pour le moins bancal puisqu’il en appelle, dans la conclusion de sa motion, à une très vague et incantatoire « union internationale ».

Déjà le cas Longuet

Contrairement aux leaders du C3I, des partisans de l’adhésion « sans réserves » expriment beaucoup de sollicitude à l’endroit du directeur du Populaire et de ses amis. Il s’agit essentiellement des membres démissionnaires du Comité de la reconstruction, qui ont parfois milité de nombreuses années auprès de Longuet. Au tout début du congrès de la Seine, Frossard, qui a fait partie dès 1915 de la minorité pacifiste et internationaliste, trouve des accents pathétiques pour gagner ces derniers au camp de l’adhésion. Il s’écrie qu’il ne pourra « souscrire à l’exclusion d’un homme comme Longuet qui a été un des moments de la conscience socialiste pendant la guerre ». Ce serait pour lui « une indignité et un déshonneur ».

Face à la pression de leurs nouveaux amis venus du Comité de la reconstruction, les dirigeants du C3I sont obligés de mettre de l’eau dans leur vin. Paul Vaillant-Couturier, évoquant les conditions, note comme en passant « que la présence de Longuet dans nos rangs ne [l]’effraierait pas outre mesure ». Même Souvarine, qui a rompu si violemment avec son ancien mentor, se sent contraint de mettre les points sur les i. Début décembre, si le directeur du Bulletin communiste rappelle qu’il est inenvisageable pour le C3I de collaborer, dans les organes directeurs du parti, avec Longuet, Faure et leurs amis, il doit ajouter : « S’ils déclarent s’incliner devant les décisions du parti et accepter [...] les thèses et les conditions de Moscou, ils resteront dans le parti, et ce ne sont pas les occasions de se réhabiliter qui leur manqueront. Il dépendra d’eux que la confiance leur soit rendue et que le parti les appelle, dans l’avenir, à des charges comportant des responsabilités ».

Que répond l’intéressé à tant de sollicitude ? Il va de soi que la hargne du Comité exécutif en général et de Zinoviev en particulier à son endroit rend malaisé tout rapprochement. Profondément blessé par les formules que l’Internationale employait à son encontre, Longuet refuse de recevoir « cette espèce de grâce humiliante », que constituerait l’application de l’exception aux exclusions automatiques des centristes imposées par la 20e condition. Longuet navigue en réalité à vue et réagit plus qu’il n’agit. Le 21 novembre, il déclare : « Je ferai tous les sacrifices pour l’unité. Je resterai dans le parti. Mais si un seul militant est exclu pour un procès de tendance, nous serons tous solidaires »2. Si cette déclaration semble annoncer son ralliement à la nouvelle majorité en construction, impossible de ne pas constater que la formule pour laquelle a opté Longuet est conditionnelle… Rien n’est donc réellement réglé.

Le congrès de la Seine, répétition générale ?

Afin de conférer au débat brûlant sur l’affiliation internationale de la SFIO un maximum de temps, il a été décidé, dans la Seine, d’étaler les débats du congrès fédéral sur trois dimanches consécutifs, les 14, 21 et 28 novembre. C’est le gratin socialiste qui s’exprime alors. Prennent en effet successivement la parole le reconstructeur Manier, Renoult, Frossard, Blum, puis Paul Louis, Renaudel, Verfeuil, Vaillant-Couturier et Longuet. Rien que cela !

La dernière séance est consacrée à la discussion de plusieurs rapports, mais surgit dans les débats une vive polémique sur l’adhésion, sur laquelle nous allons revenir. Vient ensuite l’heure tant attendue des votes. Les résultats sont sans appel. Sur 17 146 voix, 13 488 vont à la motion « Cachin-Frossard » (soit près de 79 %). La tendance longuettiste, qui dirigeait la puissante fédération jusqu’au printemps, doit se contenter de 2 114 voix (12 %). Quant à la motion Blum-Paoli, elle recueille 1 061 voix (6 %). Teneur des arguments, poids des ténors parisiens, scrutin marqué par une écrasante majorité en faveur de l’adhésion : incontestablement, le congrès de la fédération de la Seine annonce à grands traits ce qu’il va se passer le mois suivant à Tours.

Tractation ou conjuration ?

Des réunions discrètes ont lieu entre le centre et la droite, notamment le 23 novembre, jour où Longuet rencontre Blum et Renaudel. Le chef de file des reconstructeurs donne son accord à la constitution d’un parti commun avec l’aile droite, tant que ce dernier sera « sans collaboration ministérielle ». Pressemanne est par ailleurs présent à une réunion des Amis de La Vie socialiste, le 1er décembre, réunion à laquelle participent également des proches de Blum et Sembat. C’est vraisemblablement à cette occasion qu’a été ébauché le texte du Comité de résistance à l’adhésion, publié dans L’Humanité du 10 décembre. Plus significatif encore, Paul Faure écrit à Longuet qu’il a déjà rédigé un « projet de résolution à lire à Tours après le vote ». Tout en considérant opportun « de garder ce document confidentiel » pour l’instant, il propose de le transmettre à Blum pour avis. Longuet tangue. Il reste viscéralement attaché à l’unité du parti, de Renaudel à Souvarine, mais les pressions qui s’exercent sur lui sont de plus en plus fortes

Le secret entourant ces conciliabules s’évente naturellement rapidement. Le 28 novembre, lors de la dernière session du congrès de la Seine, Frossard dénonce l’opération scissionniste. Il déclare « la scission se prépare activement. Des réunions se tiennent depuis plusieurs semaines où les modalités en sont examinées […]. Une commission a été nommée pour rédiger le manifeste des scissionnaires ». Cinq jours avant que ne soient rendus publics les détails de ces tractations, Daniel Renoult donnait déjà à L’Humanité un article dénonçant « une véritable conjuration […] entre droitiers et reconstructeurs défaillants » dont le principal objectif est « d’entraîner Jean Longuet hors du Parti socialiste »40. Les réactions sont vives, suite à ces révélations alarmantes. Même Souvarine, qui n’en est personnellement pas le moins du monde troublé, évoque « l’indignation de [se]s camarades qui s’émeuvent des préparatifs de sécession de la droite et du centre du parti ».

Triste panorama que celui qu’offre la SFIO, quelques semaines avant la tenue du congrès de Tours... La droite de Renaudel et de Blum pousse à la scission, avec Bracke, mais aussi Pressemanne et, en un certain sens, Paul Faure. La gauche s’y résout, mais sans présager de l’endroit précis où se fera la cassure. Longuet, malgré ses louvoiements extérieurs et ses dilemmes intérieurs, semble s’y préparer activement. Seuls les proches de Frossard – dont Renoult – et la gauche reconstructrice animée par Verfeuil croient l’unité la plus large encore possible. Ils escomptent que le congrès national peut encore accoucher du seul départ de la droite défensiste et opportuniste. Mais ils n’ont déjà plus les clés en main pour pouvoir faire advenir cette fin heureuse.

Cet article de notre camarade Jean-François Claudon est à retrouver dans le numéro 279 (novembre 2020) de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

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