GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

Médias D&S – Bibliothèque

Manœuvres de la Droite contre ceux qui ont un passé trotskiste...

"Vous ne voyez donc pas que ça ne sert à rien de nous séparer? Nous sommes liés par la même attente, le même espoir. Le monde sera sauvé."

Arthur Adamov, La grande et la petite manoeuvre, 1950.

Le lapsus sans doute conscient de Lionel Jospin au colloque socialiste du 9 juin dernier sur le 30ième anniversaire du congrès d'Epinay ("Je pense à l'affirmation extrêmement forte dans le débat public, et prises en compte par les Trot…, par les travaillistes", Le Monde, 12 juin 2001) en fait rire tout le monde, a fait applaudir beaucoup de monde, mais a surtout fortement contribué à éffacer le malaise du PS dû au "secret politique" du premier ministre.

Il convient cependant de rester lucide: les grandes et petites manoeuvres de la droite conservatrice ne vont pas s'arrêter pour autant. Le thème continuera à être exploité en vue des présidentielles et peut-être même jusqu'à celles-ci. Certains essaient d'obtenir un reniement spectaculaire. D'autres comme M. Douste-Blazy, le président du groupe UDF de l'Assemblée nationale et maire de Toulouse se voient déjà confortés dans son idée qu'une cachotterie suivie d'une révélation relève d'une tactique: "A moins d'un an de la présidentielle ça peut arranger Lionel Jospin de mettre à plat son passé" (Le Monde du 7 juin 2001).

Lionel Jospin a donc fait partie de l'O.C.I. (Organisation communiste internationaliste), l'organisation trotskiste (Lambertiste) du début des années '60 et durant assez longtemps. Il a rejoint le PS en 1971, peu après le congrès d'Epinay tout en restant encore membre de l'O.C.I. Selon l'hebdomadaire Le Nouvel Observateur la séparation formelle du premier ministre avec l'O.C.I. date de 1982.

On a beaucoup parlé de l' "entrisme" à propos de l'adhésion de Lionel Jospin au PS en 1971. L'entrisme est une notion qui a mauvaise presse et qui donne lieu à beaucoup de suspicion. C'est pourquoi une clarification à ce sujet n'est pas hors de propos.

De l'entrisme

La notion d'entrisme se rapporte en tout premier lieu à une stratégie encouragée par Léon Trotsky lui-même à partir de 1934. Face à l'évolution à gauche d'un certain nombre de partis socialistes, dont le parti socialiste français SFIO, Trotsky encourageait ses partisans à adhérer à ces partis dans le but d'y renforcer la gauche. Cette orientation a été appelée le "tournant français" parce qu'il a été entraîné par l'unité d'action entre les partis communiste et socialiste en juin 1934. Il s'agissait d'une entrée en bloc des trotskistes dans les partis socialistes avec, selon l'expression consacrée "bannière déployée". Un tel entrisme a été pratiqué dans les partis socialistes de France, de Belgique, des Etats-Unis, de Grande-Bretagne et, en ce qui concerne la Pologne dans le parti socialiste polonais ainsi que dans le Bund. Il y eut à cette occasion des divergences, des scissions, des déclarations d'incompatibilité et dans certains pays, notamment aux Etats-Unis et en Belgique, des gains considérables pour les trotskistes.

Une deuxième variante de l'entrisme a été pratiquée par les sections trotskistes, aussi bien en direction des partis socialistes et des partis communistes à partir, principalement, de 1951. Il s'agissait alors de se lier à des tendances évoluant vers la gauche dans les partis ouvriers de masse (PC en France et en Italie, PS en Belgique, en Allemagne, aux Pays-Bas, etc.).

Ce type d'entrisme a été baptisé entrisme "sui generis", à savoir un entrisme d'un genre différent, sans affirmation particulière d'une référence trotskiste, les différentes sections de la Quatrième Internationale gardant un secteur "indépendant" qui maintenait publiquement l'intégralité du programme.

La majorité des trotskistes français, dirigée par Pierre Lambert, s'opposait violemment à cette "capitulation". C'est là qu'il faut chercher l'origine de ce qu'on appelle aujourd'hui le Lambertisme.

Ayant refusé l'entrée dans le mouvement communiste au début des années '50 le groupe de Lambert investit toutes ses forces dans les organisations syndicales dominées par la social-démocratie: Force Ouvrière et le Syndicat National des Instituteurs. Les partenaires des lambertistes étant souvent des anti-communistes et des anti-cléricaux. D'où une pratique de dénonciations verbales et de capitulations pratiques devant ces forces, la dénonciation hystérique de la CFDT liée au Vatican et la condamnation haineuse du "gauchisme", plus particulièrement en mai '68.

Comme le dirigeant trotskiste qui avait théorisé l'"entrisme sui generis" s'appelait Michel Pablo, le mot "pabliste" devint une étiquette aussi infâmante que "stalinien" dans la bouche de Lambert et des siens. Un "pabliste" était quelqu'un qui s'adaptait sans la moindre vergogne aux appareils bureaucratiques. Bientôt le pablisme représenta une sorte de satanisme, aussi bien à l'intérieur du mouvement trotskiste qu'en dehors de celui-ci.

Le groupe en question a par conséquent toujours refusé et dénoncé l'entrisme. Ainsi que l'a dit le député Jean-Christophe Cambadélis, qui a quitté l'O.C.I. en 1986, "le refus de l'entrisme était partie constituante de la nature des lambertistes et il y a quelque paradoxe à en faire aujourd'hui les porteurs de cette tactique" (Le Monde, 6 juin 2001).

Rencontres avec Lambert

En 1959-60, alors que j'étais un jeune étudiant en quête de vérité révolutionnaire, j'avais découvert l'existence de deux journaux trostkistes français, La Vérité et La Vérité des Travailleurs. Des camarades belges, affiliés au parti socialiste, vendaient le second journal sous le manteau. J'étais monté à Paris pour rencontrer les éditeurs du premier. Au siège de La Vérité, rue de Charonne, je rencontrai Pierre Lambert et Gérard Bloch. Ce qui me frappa - et me choqua en même temps - était leur style de "concierge parisien". Ils commentaient à haute voix les journaux qu'ils avaient reçu, généralement de manière très négative. Cela visait presque toutes les tendances politiques, y compris le parti trotskiste américain auquel ils étaient liés dans un "comité international" et qui soutenait Cuba et Fidel Castro. Ils invectivaient tout particulièrement ce monstre mystérieux qu'ils appelaient le "pablisme" et qui avait tendance à s'infiltrer partout.

Ce que j'aimais pourtant chez eux, c'était les relations qu'ils affichaient avec les surréalistes ainsi que les articles qu'ils publiaient sur le cinéma soviétique (que nous connaissions mal). Je décidai de garder le contact. Mais ils n'avaient pas de répondants en Belgique. Mon deuxième contact avec Lambert eut donc lieu plus tard, après "notre" grève générale de décembre 1960-janvier 1961.

Pierre Lambert débarqua chez moi, à Schaerbeek-Bruxelles. Il y avait là en dehors de ma compagne qui travaillait dans les grands magasins et de moi-même, étudiant, un jeune ouvrier typographe et un jeune employé de banque qui allait devenir plus tard un journaliste fort connu de la radio. Nous étons tous J.G.S. (la "jeune garde socialiste", organisation de jeunesse du P.S. belge, mais qui était pour beaucoup l'antichambre de la section belge de la 4è Internationale). Nous avions déjà reçu des visites dans un but de débauchage, notamment de la part des membres du groupe "Socialisme ou barbarie" (Castoriadis). Quand on a rencontré Lambert, chemise style Lacoste et sans moustache si mon souvenir est bon, on était donc assez bien préparés. Lambert s'en est tout de suite rendu compte. Le style c'est l'homme. Il a dit qu'il ne ferait pas d'exposé mais que nous pouvions lui poser toutes les questions que nous voulions. Nous l'avons soumis, à un feu nourri de questions. Un des camarades présents à ce moment-là m'a rappelé récemment un "éclat" de Lambert à l'occasion d'une de nos questions. Nous avions parlé, à propos de la grande grève belge, de "situation semi-insurrectionnelle". Pour Lambert, cela n'existait pas. Ou bien une situation était insurrectionnelle, ou bien elle ne l'était pas. Personnellement, j'avais perdu le souvenir de cette déclaration, mais tout compte fait elle colle bien au dogmatisme et à la vision "noir-blanc" du personnage. La dernière question que nous avons posée était celle de la guerre d'Algérie (qui n'était pas encore terminée, nous étions au printemps ou en été 1961). Pourquoi son groupe avait-il soutenu le Mouvement National Algérien (MNA) de Messali Hadj, qui avait collaboré avec la France, et non le Front de Libération Nationale (FLN), le mouvement que nous soutenions? Ce fut la dernière question. Une très longue réponse suivit, qui se termina par une question à notre égard: ne savions-nous pas, jeunes naïfs que nous étions, que la 4è Internationale était financièrement dépendante? Il n'a pas été explicitement dit que le FLN la payait, mais c'était ce que nous devions comprendre. L'entretien s'arrêta là. Cela, ajouté au fait qu'il considérait Ernest Mandel comme un sorte d'usurpateur ayant pris la place d'Abraham Léon (tué par les Nazis à Auschwitz) à la direction de la section belge de la 4è Internationale, nous avait à tout jamais détournés de lui.

Cinq années plus tard, en octobre 1966, la J.G.S. belge convia assez inconsidérement les jeunesses lambertistes à une manifestation à Liège contre l'OTAN et la guerre de Vietnam. Des provocations et des incidents physiques eurent lieu. Depuis lors, chaque fois que nous eûmes des contacts avec les lambertistes, je m'opposai à des rapprochements dont j'estimais qu'ils n'avaient d'autre but que de "plumer la volaille" que nous étions.

Pseudonymes et "blazes"

On a dit beaucoup de choses inexactes et méchantes à propos des pseudonymes des trotskystes, les fameux "blazes" des lambertistes. Ce n'était pas le résultat d'une manie, mais plutôt de la nécessité de protéger le mouvement et ses membres contre la répression des Etats et des appareils. Qu'on me permette ici de parler à nouveau de moi-même. Ce fut Ernest Mandel qui m'a inventé mon pseudo. Charlier était un hommage à "Charlier-jambe-de-bois", un illustre canonnier qui s'est couvert de gloire pendant la révolution belge de 1830 et dont la légende dit qu'il s'était servi de sa prothèse pour bien enfoncer la poudre dans les bouches des canons durant la bataille contre les Hollandais. J'ai utilisé ce pseudo à bien des occasions et il m'a sauvé une fois au moins. C'était en Algérie, après la prise du pouvoir par le colonel Boumedienne. J'y avais été en mission. Après son retour en France, un camarade, Albert Roux, lui avait été arrêté, m'a assuré que la consonance du pseudonyme, proche du nom d'un acteur de cinéma célèbre à l'époque, avait très heureusement semé la confusion dans les esprits des membres des services spéciaux algériens et que j'avais ainsi tranquillement pu quitter leur pays.

Il est vraisemblable que l'adhésion de Lionel Jospin (Michel) à l'O.C.I. lambertiste, malgré la mauvaise réputation de cette organisation, tenait à son statut d'élève de l'Ecole Nationale d'Administration. N'a-t'il pas dit lui-même sur Europe I que son engagement avait été un "utile contrepoint - j'avais presque pu dire antidote" à l' "excellente" formation dispensée à l'E.N.A. (Le Monde, 7 juin 2001)? L'E.N.A. avec son élitisme et son caractère disciplinaire - je me plais à le souligner au moment où un ministre du PS belge, Rudy Demotte, prône la créaton d'une E.N.A. pour les futurs fonctionnaires francophones - devait nécessairement induire une adhésion secrète. L'organisation de Pierre Lambert était là pour cela.

Si telle est l'explication de l'adhésion discrète de Lionel Jospin à cette formation trotskiste à l'exclusion de toute autre, l'explication de l'adhésion du même Jospin en 1971, après le congrès d'Epinay, au PS, ne doit pas être cherchée ailleurs. Elle découlait de la même logique.

Ce n'était donc pas de l'entrisme. Appelons cela comme on veut, du travail de taupe, du travail de fraction ou du travail spécial, peu importe. Mais il y a une grande différence avec l'entrisme, à savoir que le lien avec l'organisation d'origine devient extrêmement tenu. Le contact est assuré par un très petit nombre de personnes. Le militant est coupé de la discussion interne de l'organisation d'origine. Il ne peut plus discuter à part entière de son orientation politque. Pour peu que la vie politique de l'organisation où il est envoyé - dans notre cas le PS - devienne passionnante, le lien avec l'organisation d'origine se détendra, le militant ayant d'autres sujets de préoccupations perdra intérêt à discuter avec ses anciens mentors et, dès lors, perdra insensiblement le contact. Le stimulant matériel qui pouvait jouer chez les agents secrets ou les taupes staliniennes, l'argent, est inexistant.

Telle est, au fond, l'explication du phénomène décrit par Claude Askolovitch sous le texte "Le jour où Jospin décida de rompre" (Le Nouvel Observateur du 14 au 20 juin 2001).

C'est dans son adhésion discrète, voire secrète, qu'il faut voir l'origine du "secret" du premier ministre. Puisqu'il n'avait jamais été un trotskiste avoué, pourquoi avouerait-il avoir été trotskiste? Il ne faut pas chercher midi à quatorze heures, par exemple une culture protestante, pour trouver une réponse simple à une question qui l'est moins.

Conclusion

Il y a des centaines, voire des milliers d'anciens membres d'organisations trotskistes dans les partis de gauche européens, depuis l'Irlande jusqu'à la Pologne. En Belgique un ancien vice-premier ministre, aujourd'hui ministre des affaires sociales et des pensions, Frank Vandenbroucke, a fait partie du Comité central et du Bureau politique de la section de la 4è Internationale pendant la deuxième moitié des années '70. Tout le monde le sait et il n'est guère gêné qu'on le rappelle. Lorsqu'Ernest Mandel est décédé en 1995, on a demandé à l'auteur de ces lignes d'écrire un article de souvenirs sur ce dirigeant, ce qu'il a fait en signant "'gouverneur adjoint du Brabant flamand, ancien membre du Secrétariat unifié de la 4è Internationale", sans aucun complexe. En France, dans la Gauche socialiste, mais dans d'autres courants du PS aussi, il y a un nombre de militants avec un passé trotskiste et qui ne le traînent nullement comme un chien tirant une casserolle attachée à sa queue.

On conclura en citant les paroles d'Henri Weber: "Dans le contexte politique des années 1960, quelqu'un qui voulait faire de la politique à gauche était très embarrassé avec un PCF ultra-stalinien et une SFIO pas présentable, chargée des péchés des guerres coloniales. Donc, ceux qui étaient antistalinens et anticapitalistes allaient à l'extrême gauche, à l'Union de la gauche socialiste (UGS) ou au PSU. C'est pour cela qu'il y a des centaines d'anciens trotskistes au PS. C'est un itinéraire d'un grand classicisme." (Le Monde du 7 juin 2001).

Voilà un commentaire que nous reprenons entièrement à notre compte en tant que réponse à la chasse à l'ancien trotskiste, ouverte par la droite française.

Guy Desolre

Document PDF à télécharger
L’article en PDF

Inscrivez-vous à l'infolettre de GDS




La revue papier

Les Vidéos

En voir plus…