GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

Jeunes

Les enseignements de la crise géorgienne

Depuis près de 10 ans, un

spectre hante le Caucase :

le spectre

de la guerre. Les faits sont têtus. 1999 :

début de la « sale guerre » entre la

Russie de Poutine et la petite république

tchétchène ; 2003 : révolution en

Géorgie qui voit la chute du régime néostalinien

d'Edouard Chevardnadze et son

remplacement par un gouvernement pro-occidental

; août 2008 : offensive russe

en Géorgie, pour « rétablir l'ordre en

Ossétie du Sud ». Les

« commentateurs » ont beau répéter que

le conflit est enraciné dans la culture de

ces petits peuples caucasiens,

naturellement belliqueux et nationalistes,

les socialistes ne peuvent se résoudre à

admettre ces explications simplistes,

mélange de déterminisme ethnique et

d'ignorance historique. Car la réalité

politique et sociale n'est pas faite de

peuples érigés en substance éternelle et

dotés de caractéristiques immuables,

mais bien de classes sociales aux

intérêts antagonistes et d'États dotés de

leur logique propre.

L'offensive géorgienne puis

russe du 8 août ne sort pas du néant.

En fait, elle n'est que la conséquence

logique d'une escalade diplomatique

entre la Russie et les Etats-Unis

qui

remonte à ce printemps, sinon à la

« Révolution des roses » géorgienne de

2003. En effet, le 3 avril dernier, sous la

pression russe, le commandement

suprême de l'OTAN a reporté sine die

l'intégration de la petite république

caucasienne à l'Alliance atlantique, tout

en affirmant que la Géorgie la rejoindra

un jour ou l'autre. Beau compromis

boiteux qui a tout pour braquer les

anciens KGBistes aux commandes à

Moscou ! De fait, quelques jours plus

tard, Poutine, dans ses derniers jours à

la présidence de la Fédération de

Russie, annonce le renforcement de son

soutien aux régions géorgiennes

géorgien en Ossétie, d'explosion de

bombes en Abkhazie, de bluff

diplomatique et de montée de la violence

dans les zones prorusses. Le 9 juillet, fait

significatif, un avion russe viole l'espace

aérien géorgien au moment même où

Condoleezza Rice effectuait une visite à

Tbilissi... Quelques jours plus tard a lieu

un exercice militaire conjoint des forces

géorgiennes et américaines près de la

capitale

géorgienne,

tandis que la

Russie réalise

une manœuvre

non loin, dans le

Nord du Caucase.

Depuis le début

de l'été, les deux

camps étaient sur

le pied de guerre,

encouragés qu'ils

étaient par leur

puissant

protecteur

respectif. A

Moscou, les

discours sur

l'agressivité

géorgienne ou

son incapacité à assurer la sécurité dans

les zones séparatistes du Nord et de

l'Ouest se sont multipliés dès le mois

d'avril afin de préparer l'opinion publique

russe et de tester les réactions

occidentales1.

La Géorgie n'est ni une

puissance belliqueuse, ni un État en

voie d'implosion.

Elle n'est qu'un pion

dans un jeu diplomatique complexe.

Nous sommes en effet dans un moment

historique où deux tendances

contradictoires s'affrontent. D'un côté

s'exprime encore la volonté des États-Unis

de désolidariser l'exglacis

soviétique du centre russe. Cette

exigence diplomatique du capitalisme

nord-américain

explique le soutien US

apporté aux talibans afghans des années

1970 jusqu'aux attentats du 11

septembre, les deux conflits dans le

Golfe persique, mais aussi la peur

d'un impérialisme revanchard, mais à la

mise à disposition de moyens politiques

et financiers désormais conséquents à

un projet de restauration qui a toujours

existé depuis l'effondrement de l'URSS.

Pour une partie de la bureaucratie

soviétique en effet, les indépendances

caucasiennes du début des années

1990 ont été un véritable traumatisme.

La prise de pouvoir d'anciens cadres du

KGB, après les

années de

libéralisation

sauvage sous

Eltsine, signifiait

à terme le retour

à un

expansionnisme

belliqueux au

Sud. Le coup

d'arrêt à

l'implosion qu'a

permis la « sale

guerre » de

Poutine en

Tchétchénie et la

réaffirmation de

l'autorité de la

Fédération de

Russie sur ses

« sujets » avaient pour suite logique la

reconquête extérieure. La malheureuse

république géorgienne est donc prise

en étau entre la Russie de Poutine et

les Etats-Unis

qui rêvent encore

d'étendre leur domination stratégique à

tout le Caucase, sous couvert de

l'OTAN.

Mais ici comme ailleurs, la

quête de l'hégémonie militaire

cache

un impératif économique, qui s'inscrit

dans le cadre de la crise de

l'approvisionnement pétrolier. Les EtatsUnis

cherchent à s'assurer le contrôle

de l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan

menant les hydrocarbures de la Mer

Caspienne à la Turquie, allié

traditionnel des États-Unis

dans la

région. Si les gisements d'Azerbaïdjan

sont insuffisants pour contrebalancer

l'influence du Moyen-Orient

qui détient

50 % des réserves mondiales, elle

permet d'assurer à l'Occident la diversification de ses approvisionnements pétroliers."

Mais revenons maintenant

sur les circonstances de la crise

diplomatique des derniers mois.

Si

l’on prend du recul, on constate que,

dans l'escalade qui a mené à l'offensive

du 8 août, on retrouve à tout moment la

« patte » du régime moscovite. Les

attentats, les incursions russes,

l'utilisation des divisions ennemies sont

une constante du pouvoir russe depuis

la prise du pouvoir par Poutine,

notamment en Tchétchénie. Dès cette

époque, les observateurs non-stipendiés

par Moscou voyaient déjà

se mouvoir dans l'ombre les « agents

du Kremlin, depuis longtemps passés

maîtres dans l'art de la manipulation

des dissidences »2. Les bombes

opportunes qui ont fait plusieurs morts

en Abkhazie ressemblent étrangement

à celles qui ont explosé à Moscou en

août 1999 et qui ont permis à Poutine

de lancer sa « sale guerre » en

Tchétchénie. Nul ne sait encore qui a

posé les explosifs dans la capitale

russe, mais trois choses sont sures.

Les deux Caucasiens condamnés à la

perpétuité en 2004 pour ses attentats

ont toujours clamé leur innocence dans

un procès d'autant plus kafkaïen que

l'accusation n'a fourni aucune preuve

matérielle tangible de leur culpabilité.

La psychose qui s'est emparée de la

Russie suite aux attentats, et qui a été

savamment entretenu par l'appareil

d'État, a permis au nouveau président

d'affirmer son pouvoir naissant. Enfin,

quelques jours après le dernier attentat

avéré, on a surpris des agents du FSB

(l'actuel KGB) la main dans le sac, en

train d'installer des explosifs dans un

immeuble de Riazan, à quelques

centaines de kilomètres de Moscou...

Le parallèle avec les attentats

perpétrés en Abkhazie, région

géorgienne majoritairement séparatiste

et soutenue aussi bien moralement que

matériellement par Moscou, est ici

frappant, puisque la Russie a

immédiatement accusé la Géorgie des

attentats du mois de juillet dernier,

attentats qui ont eu le mérite de donner

à Poutine un prétexte pour entrer en

Manipulation de l’opinion,

presse libre bâillonnée, recours

systématique à la provocation,

et à la

technique du fait accompli, pouvoir

abandonné aux « services » héritiers du

KGB : autant de méthodes similaires à

celles de l’appareil stalinien. Il est frappant

de constater à quel point on assiste

actuellement en Russie à un phénomène

de « restalinisation ». Il faut en effet

prendre conscience du fait que nous

parlons d’un pays qui voit refleurir partout

les statues de Staline, qui a repris comme

chant national l’ancien hymne soviétique,

d’un pays dans lequel les dénonciations

anonymes sont encouragées par l’Etat...

Après les attentats de 1999, Poutine

félicitait déjà ses prédécesseurs d’avoir

« réussi à préserver le noyau de l’Union

soviétique », seul référent politique viable.

Il annonçait également que le terrorisme

islamiste, qu’il voyait à l’œuvre en

Tchétchénie, était « la plus grande

menace depuis Hitler ». La référence à la

Grande Guerre Patriotique de 19411945

qui a coûté la vie à plus de 25 millions de

Soviétiques est équivoque. Elle s’inscrit

dans la culture russe, étant donné

l’intensité de la mémoire relative à cet

événement, mais prouve, en même temps

que l’habileté de Poutine et des dirigeants

russes, l’anachronisme de leur vision du

monde, vision géopolitique bipolaire

héritée de l’époque stalinienne.

La tentative de restauration

néo-stalinienne

existe et ce serait se

voiler la face que de la nier et même de la

sous-estimer.

La population géorgienne

comprend ce que les défenseurs de

Poutine et de l’ordre établi, nos

« intellectuels » du type Hélène Carrère

d’Encausse, ne peuvent pas ou ne veulent

pas comprendre. Irma Inaridzé, qui

travaille dans la coopération franco-géorgienne

pousse à propos ce cri du

cœur : «vous, les Européens, vous ne

pouvez pas comprendre ce qui est en jeu.

Vous n’avez pas le même vécu que la

petite Géorgie. […] Les Baltes sont tout de

suite venus, parce qu’ils nous

comprennent. Les Hongrois savent ce qui

se passe. Ils ont connu la même chose à

Budapest en 1956. Pareil en 1968, pour les

Tchèques. Vous, vous ne comprendrez jamais

ce que c’est que de vivre avec le grand voisin

russe, qui vous tape dessus à longueur de

temps. L’Ossétie, ce n’est pas le vrai

problème, c’est un prétexte. Si le conflit est

résolu, ils trouveront autre chose! Ils feront

tout pour ne pas nous lâcher »3.

Quelle doit être la position d’un

socialiste internationaliste

dans cette crise

bien plus profonde qu’elle n’y paraît ?

Sûrement pas de faire des courbettes au

régime russe, comme l’a fait Sarkozy, au nom

de sa prétendue realpolitik internationale dont

l’efficacité médiatique n’a égale que son

absence d’effectivité réelle ! Son protocole de

retrait des troupes russes, bâclé en quelques

jours, et signé le 12 août, permet à Poutine

d'opérer en Géorgie à sa guise. En voulant

être « réaliste » et exister sur la scène

internationale, notre omni-président a légitimé

l'occupation russe. L'enfer impérialiste est

pavé de bonnes intentions sarkoziennes... En

effet, donner des gages au Kremlin, c’est

l'encourager à aller encore plus loin, fidèle à

sa technique de mise devant le fait accompli

de la « communauté » internationale. En

tentant de ménager la chèvre moscovite et le

chou US, Sarkozy fait une erreur semblable à

celles des gauchistes. Il n'y a pas de voie

moyenne dans ce genre de crise. On ne peut

pas plus renvoyer dos à dos les impérialismes

russe et yankee, que leur proposer un

compromis bancal. Si l'on veut défendre la

souveraineté géorgienne, on ne peut se

positionner in abstracto, car en politique, tout

est question de timing. Pour l'instant, il faut

que les Russes, en tant qu’occupants, soient

défaits, militairement ou diplomatiquement. A

bas l'impérialisme russe dans le Caucase !

Viendra ensuite le tour de l'Oncle Sam, car le

peuple géorgien n'est pas plus friand de la

World Company que du système KGBiste. Si

cette vérité n'est pas encore patente, il faut

que les Géorgiens en fassent l'expérience

pratique. La libre autodétermination du peuple

géorgien est à ce prix.

Jean François Claudon (75)


1 Source : http://tempsreel.nouvelobs.com/

2 Cité dans BLANC H., T comme Tchétchénie, Ginkgo, 2005.

3 Témoignage paru dans 20 Minutes, le 10 août 2008.

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