GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

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Largo Caballero : une figure du socialisme espagnol à l’épreuve de l’histoire (2)

En gestation dès la rupture du PSOE avec ses alliés de droite, une puissante aile gauche socialiste se constitue. Son porte-parole n’est autre que Caballero lui-même ! Broué écrit : « l’Homme qui a été pendant cinquante ans le chef du file du réformisme et de la collaboration de classes tient un langage neuf et pour le moins surprenant. Pour lui, l’expérience des premières années de la République est claire : il n’y a rien à attendre de la petite bourgeoisie et des partis républicains ». Andrés Nin constate même que le leader du PSOE se met à tenir « un langage purement communiste allant même jusqu’à préconiser la nécessité de la dictature du prolétariat ». L’évolution de Caballero est certainement encouragée par celle des Jeunesses socialistes qui deviennent en 1934 le fer de lance d’une gauche socialiste offensive, se battant pour le rassemblement de tous les partis ouvriers. De même, la défaite terrible d’une gauche allemande divisée face au nazisme, la reddition sans gloire des socialistes autrichiens face à Dollfuss et l’approfondissement de la crise sociale poussent Caballero à la radicalisation.

Face au nouveau gouvernement de droite, dirigé par Leroux, qui démantèle méthodiquement les conquêtes de 1931-1933, la réaction de la gauche ne se fait pas attendre. Constituée dès l’été 1933 en Catalogne, l’Alliance ouvrière est le cadre naturel de la contre-offensive. Ce sont les militants du Bloc ouvrier et paysan et les trotskistes de la Gauche communiste qui sont à l’origine de cette structure, qui exclut toute alliance avec les partis républicains modérés. Elle rassemble au départ la Gauche communiste, le Bloc ouvrier et paysan, l’UGT et les socialistes catalans. La CNT reste méfiante et divisée, même si une importante minorité de la confédération y participe, tandis que le PCE mène une virulente campagne contre cette structure de front unique.

Au printemps 1934, l’Alliance appelle à des grèves massivement suivies à Valence, en même temps qu’elle étend son influence à Madrid, où Largo Caballero pèse de son poids pour le ralliement du PSOE à cette union inédite des gauches. En octobre 1934, l’Alliance réagit fermement à l’entrée au gouvernement de la CEDA (Confédération espagnole des droites autonomes), parti fascisant dirigé par Gil Roblès. Le 5 octobre, la grève est générale dans toute la Catalogne, à Madrid et dans les Asturies. Largo Caballero, soutenu par les Jeunesses socialistes, se montre même favorable à une insurrection armée s’appuyant sur la grève des travailleurs pour résister et vaincre. Pour Priéto, se trouvant cette fois à la droite du PSOE, une insurrection serait prématurée : il faut, selon lui, chercher l’alliance traditionnelle avec les républicains de Manuel Azana et tempérer le mouvement gréviste ascendant.

Rapidement contenu à Barcelone et à Madrid, le mouvement se généralise dans les Asturies. Dans cette région, située au nord ouest de l’Espagne, c’est toute la CNT qui participe à l’Alliance ouvrière et son influence auprès des paysans pauvres est décisive pour entraîner les masses dans le combat contre le pouvoir. La grève tient trois semaines et fait trembler le gouvernement Leroux. Réprimé brutalement, notamment par un général dénommé Franco, le soulèvement des Asturies coûte la vie à trois mille travailleurs, entraîne l’arrestation de vingt mille militants et la fermeture de tous les journaux de gauche de la région. Le PCE s’est tenu à l’écart de ce mouvement de masse vaincu mais qui, encore une fois, a prouvé la capacité de mobilisation d’une majorité des travailleurs espagnols.

Cette défaite pousse Largo Caballero, qui fait même un détour par la case prison à l’automne 1934, à radicaliser encore sa ligne politique pour faire du PSOE un véritable parti révolutionnaire. Selon Pierre Broué : « Largo Caballero, porté par le mouvement naturel de radicalisation des masses, s’en est fait le porte-parole et devient à sa tour, par son action, un des plus puissants facteurs de son accélération. En prison le vieux militant réformiste découvre les classiques du marxisme, s’enthousiasme pour la lecture de l’Etat et la Révolution, pour Lénine et pour la révolution russe ».

Le Lénine espagnol ?

Favorablement impressionné par l’évolution de Caballero, des jeunes socialistes et de tout un pan du PSOE, Léon Trotski préconise fin 1934 l’entrée de ses partisans espagnols dans le parti socialiste. Féconder l’aile gauche, peser sur la ligne du premier parti ouvrier d’Espagne et favoriser une issue révolutionnaire est l’objectif avoué du dirigeant de la IVème Internationale. Au même moment, les trotskistes français adhèrent en bloc, avec les mêmes objectifs, à la SFIO de Léon Blum et Marceau Pivert. Cependant, Andrés Nin et la majorité de l’opposition de gauche espagnole refusent la proposition de Trotski et fusionnent avec le Bloc ouvrier et paysan de Maurin pour constituer le POUM (Parti ouvrier d’unification marxiste). Nin doute-il de la sincérité et de la solidité du changement de ligne de Caballero ? Certainement, tant la phraséologie nouvelle du vieux leader de l’UGT paraît surprenante, mais ce refus d’entrer dans le PSOE fut une erreur politique importante. En effet, sentant la situation internationale évoluer en défaveur de la diplomatie et de la bureaucratie soviétique, Staline ordonne un tournant stratégique spectaculaire à l’Internationale communiste. C’est le lancement des Fronts populaires que les communistes staliniens vont présenter comme la meilleure arme antifasciste. C’est surtout le moyen de rompre l’isolement total dans lequel se trouvent la plupart des PC européens.

Resté en marge de l’Alliance ouvrière et sentant que l’évolution de Caballero place désormais le PSOE en situation d’incarner LE parti anticapitaliste de masse, le PCE se met soudain à parler d’unité de la gauche et de rassemblement populaire. La gauche du PSOE et les JS ne perçoivent pas du tout ce tournant et se montrent même partisans d’un rapprochement immédiat et sans condition avec les « frères » communistes. Les liens s’étant distendus avec Nin et Maurin, qui ne prennent pas au sérieux les discours de Caballero, la gauche socialiste ne fait aucune analyse du phénomène stalinien. Très vite, les dirigeants de la JS, notamment Santiago Carrillo, basculent et œuvrent à la fusion entre les jeunesses socialistes et communistes. Les agents de Moscou sont à l’œuvre et rien n’est de trop pour « convaincre » et acheter des socialistes qui se mettent alors à chanter les louanges de la grande URSS et du « camarade » Staline. La poussée à gauche des masses espagnoles et de la base du PSOE profitent donc au PCE qui, sans influence jusqu’en 1935, se présente comme le porte-drapeau de la lutte contre la réaction. De leurs côtés, le POUM ainsi que la CNT se développent en Catalogne mais n’ont pas derrière eux la logistique et les moyens de l’Internationale communiste. Le rapport de force en leur défaveur est déjà flagrant…

La droite, au pouvoir depuis deux ans désormais, ne parvient à résoudre aucun des problèmes posés à l’Espagne et subit la pression d’une frange fascisante de plus en plus déterminée à se débarrasser d’un mouvement ouvrier très combatif. Les Cortés sont dissoutes en décembre 1935 et des élections législatives sont prévues pour février 1936. Quelle va être l’attitude de la gauche et notamment des socialistes face à cette échéance décisive ? Les républicains de gauche signent un accord avec le PSOE, ils sont rejoints par le PCE, le POUM qui malgré ses critiques, se rallie au « Frente popular » par crainte de l’isolement, par l’UGT et par les autonomistes catalans. Seule la CNT reste en dehors du rassemblement, tout en y apportant un soutien critique. Largo Caballero critique fermement cette alliance avec les partis centristes mais, en décembre 1935, il est mis en minorité sur cette question au comité exécutif du PSOE par les deux leaders de l’aile droite, Priéto et Negrin.

Comme le POUM, Caballero critique un accord qui n’apporte aucune issue politique aux revendications des masses, et surtout, lie le sort des partis ouvriers (PSOE, PCE, POUM) et des syndicats à la ligne hésitante et conciliatrice des républicains de Manuel Azana. Minoritaire dans son parti, Caballero menace même d’une scission de la gauche socialiste si des ministres PSOE siègent aux côtés des modérés en cas de victoire. C’est le PCE qui se montre le plus fidèle défenseur de cette stratégie de Front Populaire, passant donc du sectarisme le plus borné à un opportunisme sans principe, et cela dans le seul intérêt de Staline. Ils n’oublient pas moins de cibler leurs adversaires en tentant de faire barrage à l’entrée du POUM (dirigé par les « renégats » Maurin et Nin) dans le comité du Front Populaire à Madrid. C’est Caballero en personne qui pèse de tout son poids, contre le PCE, pour que les poumistes trouvent toute leur place dans l’alliance.

En février 1936, le Frente popular l’emporte dans les urnes, cent-vingt-et-un députés républicains sont élus, quatre-vingt-dix socialistes, trente-huit catalanistes, seize communistes et un représentant du POUM. Azana forme un gouvernement sans participation socialiste, et promulgue aussitôt une grande loi d’amnistie pour les faits ayant trait à la grande grève de 1934, il confirme le statut d’autonomie de la Catalogne et la reprise de la réforme agraire. Dans toute l’Espagne, les masses sont mises en ébullition par cette victoire. Les Jeunesses socialistes et les partisans de Caballero organisent d’immenses défilés de la victoire où ils réclament une accélération des réformes et la constitution d’un gouvernement ouvrier. La droite s’inquiète, réagit fermement et commence à fomenter un coup fatal. Au cours du mois de mars, la maison de Caballero est la cible de tirs à balles réelles. C’est lui qui est désormais la cible de tous ceux qui craignent une issue socialiste et anticapitaliste à la crise espagnole, en même temps qu’il incarne l’espoir pour des milliers d’ouvriers et de paysans.

Il défend la création d’une centrale unique des travailleurs, l’indépendance de la colonie marocaine et la mise en place d’une armée populaire pour défendre la révolution contre les fascistes. Au congrès de l’UGT, en avril 1936, il déclare : « pour établir le socialisme en Espagne, il faut triompher de la classe capitaliste et établir notre pouvoir ». Il gagne alors le surnom de Lénine espagnol. En juin, il encourage la grève des ouvriers du bâtiment de Madrid déclenchée par la CNT. Aussitôt, la droite du PSOE l’accuse de faire le jeu des anarchistes et de faire le lit du fascisme en soutenant l’agitation sociale. Fin juin, Caballero est à nouveau mis en minorité dans les instances de son parti. Priéto prend définitivement le dessus et contrôle désormais fermement l’appareil du PSOE.

La guerre civile

Tapi dans l’ombre depuis la victoire républicaine de février et attentive au moindre mouvement de grève, la hiérarchie militaire prépare un coup de force qui intervient, avec le soutien du patronat et de la majorité du clergé, dans la nuit du 16 au 17 juillet 1936. Le boucher des Asturies, le général Franco en prend la tête. Le mouvement ouvrier n’est pas surpris le moins du monde par ce putsch militaire et réagit immédiatement. Les ouvriers s’arment et se soulèvent à Oviédo, à Valence, à Madrid, au Pays Basque, à Barcelone et, encadré par leurs partis et leurs syndicats, prennent en main le pouvoir via des comités de base. Dans presque toutes les grandes villes, hormis à Saragosse et en Andalousie, le coup d’Etat est mis en échec. Broué résume ainsi la situation à la fin du mois de juillet 1936 : « ou bien les militaires ont vaincu, et les organisations ouvrières et paysannes sont interdites, leurs militants emprisonnés et abattus (…). Ou bien le soulèvement militaire a échoué, et les autorités de l’Etat républicain ont été balayées par les ouvriers qui ont mené le combat sous la direction de leurs organisations regroupées dans des comités qui s’attribuent (…) tout le pouvoir et s’attaquent à la transformation de la société. L’initiative de la contre-révolution a déclenché la révolution ».

La situation n’est donc pas sans rappeler la révolution russe où, après le soulèvement bolchévik victorieux d’octobre 1917, le pouvoir appartient aux Soviets. En Espagne, dans les zones qui ont résisté à Franco, cohabitent donc deux formes de pouvoir : celui de l’Etat républicain issu des élections de février mais incapable de défendre le peuple contre le fascisme, et celui des comités de travailleurs directement issus du soulèvement armé. Face à cette donnée nouvelle, deux stratégies politiques, sociales et militaires se font immédiatement face. Les communistes et l’aile droite du PSOE défendent la légalité républicaine et jugent prématurée la formation d’un gouvernement ouvrier transformant l’Espagne en démocratie socialiste. Pour eux, la révolution populaire effraiera la petite bourgeoisie et les républicains modérés et favorisera les franquistes. En face, le courant de Largo Caballero et le POUM veulent au contraire accélérer le processus révolutionnaire, exproprier la bourgeoisie et les grands propriétaires pour s’assurer le soutien total des masses et ainsi vaincre Franco.

En ces journées décisives et enfiévrées, où se jouent le sort de l’Espagne, Largo Caballero s’exprime avec force : « Le peuple n’est pas en train de se battre pour l’Espagne du 16 juillet, sous la domination sociale de castes héréditaires, mais pour une Espagne dont on aurait extirpé toutes leurs racines. Le plus puissant auxiliaire de la guerre c’est l’extinction économique du fascisme. C’est la révolution à l’arrière, qui donne assurance et aspiration à la victoire sur les champs de bataille ». La CNT, héroïque dans la défense de son bastion de Catalogne, oscille entre ces deux lignes. Beaucoup de ses militants penchent pour l’option révolutionnaire mais leur méfiance instinctive du pouvoir d’Etat, héritée de la culture anarchiste, leur interdit de trancher vraiment. Durant quelques semaines, des expériences locales de socialisation des usines et des terres sont menées mais, faute d’une direction politique suffisamment forte et unie, le pouvoir central reste entre les mains des républicains modérés alors qu’il tendait les bras aux organisations ouvrières.

Julien Guérin

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