GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

International – Europe

La Turquie belle et rebelle !

Le mouvement du « Gezipark » est né dans la nuit du vendredi 31 mai 2013 contre le projet gouvernemental du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan de démolir le seul parc d’Istanbul et ses 600 arbres pour y construire un centre commercial.

L’irruption des masses sur la scène de l’histoire

Cette mobilisation était constituée de citoyens lambda, d’associations de défense de l’environnement, des droits de l’homme, d’étudiants. Par la suite, elle a été rejointe par d’autres organisations syndicales et politiques de tous bords, de droite comme de gauche, qui vont des nationalistes du MHP à l’extrême gauche comme le TKP (parti communiste turc), le DHKP (organisation marxiste-léniniste interdite en Turquie), le BDP (parti kurde), le CHP (principal parti d’opposition kémaliste et social-démocrate), sans oublier le syndicat KESK des services publics et le DISK, le premier syndicat de Turquie, et bien d’autres qui montrent le caractère généralisé et massif du mouvement.

Au fur à mesure, la mobilisation grossissait et s’étendait à d’autres villes du pays comme Ankara, la capitale, Izmir, Adana, Antioche, Diyarbakir, Mersin… 235 points selon le ministère de l’Intérieur. La riposte du Premier ministre Erdogan ne s’est pas fait attendre, prétendant que le mouvement se réduisait à des groupes marginaux et illégaux, traitant les manifestants de « capulçu », littéralement de « maraudeurs », et déclarant que « les réseaux sociaux sont une menace pour les sociétés ».

Le mépris apparent et la violence réelle

Le Premier ministre Erdogan n’a eu aucun geste d’apaisement mais, envers les manifestants, de l’arrogance qui a renforcé la solidarité au mouvement du Gezipark avec le soutien des universitaires, des intellectuels et du monde de la culture ainsi que des supporters des trois clubs de foot, rivaux et ancestraux, le Fenerbahçe, Besiktas et le Galatasaray. Un jeune militant du CHP qui avait 18 ans a trouvé la mort à Antakya suite à une « bavure » policière. Des arrestations de personnes ont lieu pour utilisation propagandiste des réseaux sociaux comme Twitter. La sauvagerie policière est impressionnante.

Comme un pied de nez à la mobilisation, le Premier ministre n’a pas hésité à se rendre au Maghreb avec 300 patrons pour une tournée de 3 jours. Pendant la conférence de presse avec le Premier ministre marocain, en réponse à une question posée par un journaliste sur la situation en Turquie, Erdogan déclare « à mon retour tout sera calme ». Une provocation de plus.

Un mois avant, le même Erdogan avait préféré se déplacer aux Etats-Unis à l’invitation du président Obama, plutôt que de se rendre à Hatay, ville située à la frontière turco-syrienne, où quatre attentats simultanés avaient coûté la vie à 52 civils. Il y a plus d’un an, il ne s’était pas rendu à Robosky une ville de la frontière turco-irakienne où le bombardement de l’aviation turque avait tué 34 jeunes Kurdes qui se rendaient au Kurdistan irakien pour acheter du carburant à bas coût et le revendre en Turquie afin de faire vivre leurs familles. Il n’a jamais présenté d’excuses, ni promis de retrouver les coupables alors que les accusations se dirigent vers lui.

Pouvoir absolu et abus de pouvoir

À l’arrogance et au mépris du Premier ministre Erdogan, s’ajoute son autoritarisme pour imposer sa volonté à toutes et à tous jusqu’au moindre détail de la vie privée des gens. Comme réclamer aux femmes qu’elles mettent au monde 3 enfants. Il veut imposer la construction d’un troisième pont sur le Bosphore pour joindre les deux rives d’Istanbul, un projet critiqué par les spécialistes du fait des conséquences qu’il risque d’engendrer pour la circulation, l’environnement et la nature. Faisant fi des critiques, il va jusqu’à baptiser le 3e pont du nom du Sultan Selim connu dans l’histoire pour avoir massacré des Alévis*. Il y a aussi la construction d’un 3e aéroport stambouliote sur le versant de la mer Noire, zone la plus verte considéré comme le « poumon d’Istanbul ».

Dernièrement, la majorité de l’AKP imposait une loi restreignant la vente et la consommation d’alcool sous prétexte de protéger la santé publique alors que la Turquie est l’un des pays de l’OCDE où la consommation d’alcool est la plus basse : 1,8 l/an par personne contre 12 litres pour la France. Cette loi va frapper les petits commerçants et les pauvres. Les uns vont mettre la clef sous la porte les autres ne seront plus libres de consommer. Quant aux hôtels de luxe, ils ne seront pas touchés, Ils pourront continuer à vendre sans problème et les riches pourront consommer sans être inquiétés.

En effet, la colère des manifestants se cristallise contre l’autoritarisme et l’arrogance du Premier ministre Erdogan, qui s’ingère dans la vie privée des citoyens, use de la répression policière pour imposer son diktat aux universités, aux artistes, aux monde de la culture, n’écoute pas les opposants, bafoue la démocratie et les libertés individuelles ; tout cela est bien vrai.

Une révolte sociale contre une politique antisociale

Or, il y a un aspect du malaise profond de la société turque sur lequel les journaux se font très silencieux. Il s’agit de la politique sociale et économique mise en œuvre par l’AKP au pouvoir depuis plus d’une décennie. L’AKP qui s’affirme conservateur et islamiste modéré n’a aucun problème à épouser les thèses du néolibéralisme. La seule différence qu’il y a entre les patrons proches de l’AKP et les patrons occidentaux, c’est que les premiers font leurs « ablutions ».

L’AKP n’a cessé de privatiser les entreprises publiques, les services publics, de dérembourser les médicaments et les actes médicaux, les études sont devenues un luxe pour beaucoup de familles, le code du travail a été déconstruit, la flexibilité introduite, la passation des marchés publics est gagnée par les proches du pouvoir, le montant du SMIC, situé à 300 euros, est loin d’être à la hauteur du boom économique et des gains de productivité.

Ainsi, le boom économique de la Turquie, tant vanté par les journaux occidentaux, est attribué au gouvernement de l’AKP. Cette hypocrisie est révélée par l’analyse détaillée du contenu de la croissance qui est antisociale, inégalitaire et prédatrice. Le fossé entre les riches et les pauvres n’a jamais été aussi important. Quand Libération explique que le PIB par tête a été multiplié par trois depuis 10 ans on se demande de quelle catégorie sociale, de quel quartier Libé tire son information. En effet, cette semaine, l’institut national des statistiques sociales affirme que depuis 10 ans le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté a augmenté de plus d’un million. Où est le boom économique ? Les inégalités sociales explosent alors que la Turquie n’a jamais été aussi riche de son histoire mais que jamais ces richesses produites par les salariés n’ont été aussi mal partagées.

C’est aussi ce versant économique et social qui est à l’origine du malaise profond. Le projet du Gezipark est l’étincelle qui a allumé le feu de la mobilisation qui a repris la place Taksim à la police, car ce n’est pas la police qui s’est retirée comme on a pu le lire sur le site du journal Le Monde.

Naissance d’une génération militante

Après plus de 10 jours le mouvement ne faiblit pas, loin de là, il s’étend à travers tout le pays avec notamment des soutiens internationaux. Si à ses débuts le mouvement était hétéroclite, il semble qu’aujourd’hui il soit mené par la gauche de Turquie dans toute sa diversité. Or, le mouvement du Gezipark entre dans une phase cruciale qui peut soit l’affaiblir soit le renforcer. Cela dépendra de la capacité de la gauche de Turquie à s’unir et à lui proposer un débouché politique à la hauteur des aspirations qui sont exprimées.

Chacun le sait, sans la participation du CHP, principal parti d’opposition kémaliste et social-démocrate, à une coalition de gauche constituée avec le BDP, parti kurde, le TKP, parti communiste, l’EDEP et toutes les composantes de la gauche, le mouvement du Gezipark n’aura pas de solution politique démocratique.

Ce mouvement a brisé bien des tabous, bousculé bien des mentalités, a vaincu la peur et a démontré une dynamique sans précédent depuis Mai 68. Il marquera l’histoire d’une génération dans cette Turquie belle et rebelle qui lutte pour une Turquie en paix avec tous les citoyens qui la font, sans distinction aucune. Cela passe par le chemin de la démocratie réelle et de la justice sociale. C’est la lutte que mène le mouvement du Gezipark.

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