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Jules Guesde, l'autre synthèse socialiste

On parle souvent de la synthèse jaurésienne, qui rassemble dans une théorie unique l'approche républicaine et l'approche marxiste, mais on oublie que Jaurès est longtemps apparu comme représentant de l'aile droite du mouvement socialiste, presque à sa marge, tandis que se construisait autour de Jules Guesde une autre synthèse, celle des traditions ouvrières françaises et du marxisme.

Un républicain « radical » face à la Commune

Comme Jaurès, Guesde n'est pas issu du monde ouvrier. Il naît en 1845 à Saint Mandé dans une famille de droite et catholique, socialement modeste sans être pauvre. Il suit des études « bourgeoises » qui le conduisent au baccalauréat, qu'il décroche à l'âge de 16 ans. Il entame alors une carrière dans l'administration, mais n'y reste pas très longtemps, s'engageant rapidement dans le journalisme d'opinion, du côté des républicains « radicaux », opposés à l'Empire.

Il quitte ainsi Paris pour le Sud Ouest, travaillant à Toulouse, puis Montpellier, publiant des articles très violemment anti-gouvernementaux qui lui valent d'ailleurs la prison.

En 1870, il exprime avec autant d'enthousiasme son soutien à la Commune, dont il voit surtout le côté républicain avant de percevoir que sa répression est le fait de la bourgeoisie contre les forces populaires. Cela lui vaut d'être contraint à l'exil, l'année suivante.

La découverte du socialisme en exil

C'est à Genève qu'il découvre le socialisme, au travers des rencontres avec des communards et révolutionnaires exilés. Son orientation politique évolue rapidement et il crée alors une Section de propagande et d’action révolutionnaire socialiste qui développe, comme une majorité des socialistes français de l'époque, des positions teintées d'anarchisme proches de celles de la fédération jurassienne et de Bakounine. Il s'oppose notamment à l'autoritarisme de Marx au sein de l'Internationale.

Après son départ pour Milan, en 1872, il s'éloigne à la fois géographiquement et politiquement des jurassiens, pour commencer à développer, notamment dans son ouvrage « De la propriété » (1876) les bases d'un socialisme « collectiviste ».

Son retour en France lui permet de fréquenter les milieux marxistes parisiens, notamment le petit cercle qui se retrouve au Café Soufflot, souvent autour de Paul Lafargue. En 1880, il va à Londres où il rencontre Marx.

Un marxiste pragmatique

Son approche du marxisme sera cependant toujours pragmatique. Souvent perçu comme un vulgarisateur d'une théorie encore peu connue, il en est surtout l'adaptateur aux réalités du socialisme français et à sa tradition ouvriériste mais aussi un précurseur de ce qu'on appellera le « communisme rural », distinguant la masse des petits propriétaires agricoles de la bourgeoisie. De même, il n'hésita pas à s'adresser aux petits commerçants et petits industriels « spoliés de demain » pour les appeler à rejoindre la masse des ouvriers d'aujourd'hui.

Il fut en tout cas un propagandiste acharné, faisant le tour des départements, participant à de nombreux congrès locaux et à un très grand nombre de meetings : on a dit qu'en 1911, il avait déjà tenu plus de 2 000 réunions publiques dans toute la France depuis retour d'exil !

L'approche de Guesde, dans ses interventions, était toujours fondée sur le vécu quotidien de ses auditeurs, ouvriers, petits paysans, peu instruits et que ne pouvaient guère toucher des développements théoriques dont la gauche française a toujours été friande. Quitte à simplifier, schématiser, voire trahir selon certains, les théories marxistes, Guesde voulait d'abord être compris de ceux qui devaient faire la révolution.

La Question de l'Etat et de la conquête du pouvoir

Au-delà de ses talents de propagandiste, Guesde se distingua aussi par l'orientation majeure qu'il fit prendre au socialisme français sur la question de l'Etat et de la conquête du pouvoir.

Ainsi, pour lui, l'action révolutionnaire ne pouvait avoir qu'un seul but: la conquête du pouvoir « par tous les moyens, y compris les moyens légaux » pour reprendre une de ses célèbres formules.

Cela le conduisit à considérer comme mineures à la fois l'action syndicale et les avancées « par petits pas » pour les travailleurs.

Guesde et le syndicalisme

Son rapport au syndicalisme, notamment, est assez paradoxal car les guesdistes étaient très en pointe dans la constitution d'une grande centrale syndicale. La Fédération nationale des syndicats, constituée en 1886, était ainsi majoritairement guesdiste, mais l'attitude de sa direction, qui considérait que le syndicalisme devait avoir pour but d'être le « bras armé » du parti ouvrier, empêcha son développement et multiplia les occasions d'affrontements internes, n'ayant plus d'autres choix, à la fin des années 1890, que de fusionner avec les bourses du travail pour constituer la CGT. Lors du fameux congrès d'Amiens de la CGT, en 1906, c'est un guesdiste, Victor Renard, qui fut le plus violent opposant à la motion passée à la postérité sous le nom de « Charte d'Amiens » qui fonda l'indépendance du syndicalisme vis-à-vis du politique.

Sa défiance vis-à-vis du syndicalisme, qui était pour lui la coalition des réformistes modérés et des minorités agissantes, le conduisit même à proposer de limiter le droit de grève par l'obligation de consultation des travailleurs à bulletin secret avant tout conflit.

Guesde contestait notamment l'illusion du recours à la grève générale comme moyen révolutionnaire. Pour lui, si les conditions d'une telle grève étaient réunies, elle ne serait plus nécessaire car les socialistes auraient déjà conquis le pouvoir politique, c'est-à-dire l'Etat, qui est la clef de voûte de toute révolution.

Contre le « possibilisme » et le réformisme

De même, il s'opposa catégoriquement au « possibilisme » de Paul Brousse, qui considérait que les socialistes devaient chercher à obtenir des améliorations progressives de la situation des travailleurs, et forgèrent le concept de « service public ». Ainsi, Guesde fut le seul député socialiste à voter contre la création des retraites ouvrières et paysannes en 1910, rejoignant ainsi paradoxalement la position des syndicalistes-révolutionnaires de la CGT.

Dans le même ordre d'idée, il fut opposé au développement du mouvement coopératif ou au « socialisme municipal » pris comme fin en soi, et non comme moyen de propagande et de mobilisation pour la conquête du pouvoir.

De fait, Guesde considéra les campagnes revendicatives, y compris celle sur les huit heures, qu'il soutint comme député, ou la création (interdite par le Préfet du Nord) de services publics gratuits par la ville de Roubaix dont il fut un très ardent défenseur, plus comme des moyens de propagande qu'autre chose.

De même, sa position sur l'Affaire Dreyfus fut entièrement empreinte de cette approche : tout en plaidant notamment pour la révision comme moyen de combattre le patriotisme militariste et conservateur, il considère aussi que cette bataille, surtout menée sur le terrain juridique, n'est pas l'affaire des travailleurs.

Le parti ouvrier et l'action révolutionnaire

Cette volonté de mettre la conquête de l'Etat au cœur de l'action socialiste le conduisit évidemment à vouloir doter la classe ouvrière d'un parti fort et structuré.

Il participa ainsi au premier « congrès ouvrier », à Marseille, en 1876, et suivit de près, même si sa santé fragile ne lui permit pas d'y participer, les suivants. En 1880, il est un des principaux rédacteurs du programme de la Fédération du parti des travailleurs socialistes de France adopté lors du congrès du Havre. Mais ce premier parti ouvrier est fragile : dès l'année suivante, les partisans de Vaillant le quitte, le trouvant trop « légaliste », et l'année suivante, la victoire des « possibilistes » conduit Guesde à s'en affranchir pour constituer ensuite, avec la bénédiction de Marx, le Parti Ouvrier Français, fortement structuré et centralisé, au contraire des autres formations socialistes de l'époque, et capable à partir de 1890 de tenir des congrès annuels, et participant à la constitution, en 1889 de la II ème Internationale.

Dans les années 1890, le POF engrangea ses premiers succès électoraux. Guesde, battu aux législatives en 1881 (Nord), 1885 (Seine) et 1889 (Bouches du Rhône), fut élu député en 1893 à Roubaix, mais perdit son siège lors des élections suivantes, et ne réussit pas à le reprendre en 1902.

Tout en restant très ferme sur ses positions politiques, Guesde œuvre cependant à l'unification du socialisme français.

Acteur de l'unification socialiste

Cette unification est rendue difficile par l'opposition entre les « deux méthodes » tel qu'il l'expose en 1900 : contrairement à Jaurès et à ceux qui se sont rassemblés autour de lui, Guesde considère que les socialistes doivent prendre seuls le pouvoir, et refuser toute forme d'alliance avec l'aile « avancée » des radicaux, qui sont des représentants de la bourgeoisie.

Ce point de clivage essentiel conduit à la bipolarisation du socialisme, Guesde obtenant le soutien des blanquistes de Vaillant pour constituer en 1901 le Parti Socialiste de France. Mais, en 1904, sous l'influence de l'Internationale, le parti de Jaurès évolue vers une stratégie d'autonomie socialiste, rendant possible la création d'un parti socialiste unifié, la SFIO (section française de l'internationale ouvrière) l'année suivante. Guesde semble cependant se désintéresser de l'appareil politique ainsi construit, ne siégeant que très brièvement, pendant un an, dans les instances nationales du parti.

En 1906, il est élu député du Nord à Roubaix. Il sera réélu en 1910, 1914 et 1919, malgré un état de santé déclinant. Guesde mesura mal cependant l'évolution de la société caractéristique de cette période. Convaincu comme beaucoup de socialistes de l'époque, conquis par le « messianisme marxiste », de l'imminence de l'effondrement du capitalisme, il ne vit pas que le développement économique incitait les travailleurs à des gains partiels que le patronat était d'autant plus enclin à leur accorder que cela ne réduisait pas considérablement ses bénéfices. Le virage réformiste, notamment de la CGT après 1912, lui apparut comme lié à l'essence même du syndicalisme plus qu'à une évolution de la conscience des travailleurs.

La Guerre et la scission du Congrès de Tours

Au déclenchement de la Première Guerre Mondiale, Guesde se rallie rapidement à la stratégie d'Union sacrée, faisant comme la grande majorité des socialistes, porter la responsabilité du « crime contre la paix » au gouvernement allemand, avec des relents de patriotisme culturel, estimant que le prolétariat français, contrairement à celui de l'Allemagne, corrompu par le réformisme du SPD, allait être en pointe de la révolution à venir.

Il entra ainsi au gouvernement en août 1914 et y resta jusqu'en décembre 1916, et devint un farouche opposant à l'aile gauche de la SFIO qui, autour de Jean Longuet, défendait une ligne pacifiste.

De même, il ne mesura pas les conséquences de la Révolution Russe, applaudissant celle de Février, et exprimant du scepticisme sur celle d'Octobre. Plus encore, il proposa de réunir immédiatement après la guerre, une conférence internationale dont il ne comprenait pas qu'il était illusoire d'imaginer qu'elle puisse rassembler à la fois les partisans des bolcheviques et les sociaux-démocrates.

Après le congrès de Tours, en 1921, auquel sa santé ne lui permit pas de participer, il fit le choix de rester à la SFIO. Il mourut quelques mois plus tard, en juillet 1922, à l'âge de 77 ans.

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