Jean-Pierre Vernant : l'intelligence de la fraternité
Philosophe helléniste Jean-Pierre
Vernant est mort le 9 janvier 2007, à
l'âge de 93 ans.
Compagnon de la libération, Médaille
d'or du CNRS, internationalement
reconnu, Jean-Pierre Vernant était
habité par l'appel de l'égalité, de la
fraternité, de l'ouverture à l'autre.
C'est ce même esprit qui anima son
engagement dans la Résistance, son
adhésion critique au Parti Communiste,
et ses recherches sur la Grèce ancienne.
Un grand helléniste qui fut un grand
résistant
Jean-Pierre Vernant est né le 4 janvier
1914. Son père, agrégé de philosophie, est
mort au front en 1915. Sa mère est décédée
quand il avait 8 ans, et il vécut alors avec
son frère et ses cousins : ce fut pour lui la
première expérience de ce qu'il aimait
appeler « la fratrie ».
Il fait ses études universitaires à Paris, dans
un temps où les bandes d'extrême droite
cherchent à occuper la rue et à chasser ceux
qui s'opposent à elles. Le jeune Jean-Pierre
Vernant est de ceux qui font le coup de
poing contre ces militants d'extrême droite.
C'est l'anti-fascisme qui l'amène à
rejoindre alors le Parti Communiste.
1937 : Jean-Pierre Vernant est reçu premier
à l'agrégation de philosophie (comme son
frère Jacques deux ans auparavant, en
1935). Quand la guerre éclate, il terminait
son service militaire. Il est immédiatement
révolté par le régime de Vichy et (contre la
ligne d'alors suivie par le Pcf) il s'engage
dans la Résistance. Il est nommé en 1940
professeur de philosophie au lycée Pierre de
Fermat à Toulouse. Son courage, son
efficacité, son rayonnement l'amènent à
prendre des responsabilités de plus en plus
importantes au sein du mouvement de
Libération-Sud : sous le nom du colonel
Berthier, il dirige en 1944 la Région sudouest
des Forces Françaises de l'Intérieur et,
à ce titre, joue un rôle majeur dans la
libération de Toulouse en août 44. Dans ces
années violentes où l'arrestation et la mort
étaient un risque permanent, Jean-Pierre
Vernant vit très intensément cette
expérience de la fraternité militante.
Jean-Pierre Vernant retrouve le Parti
Communiste à la Libération pour combattre
la politique coloniale de la France (il y
restera jusqu'en 1970, malgré ses
désaccords). Celui qui avait connu la
fraternité de la résistance ne pouvait
accepter ces discriminations coloniales,
d'autant moins que beaucoup de ces
« colonisés » avaient pris part à la guerre
anti-fasciste. C'est ce qui amène par
exemple Jean-Pierre Vernant à signer en
1960 le Manifeste des 121 sur le droit à
l'insoumission dans la guerre d'Algérie.
C'est autour de ces engagements militants
que Jean-Pierre Vernant lie une amitié
déterminante avec Pierre Vidal-Naquet luimême
grand helléniste, engagé contre la
torture en Algérie, le négationnisme et toute
forme de racisme, décédé le 30 Juillet 2006.
Jean-Pierre Vernant poursuit son chemin
universitaire : il entre au Cnrs en 1948,
fonde en 1964 le Centre d'études comparées
sur les sociétés anciennes, et occupe au
Collège de France de 1974 à 1984 la chaire
d'études comparées des religions antiques.
Ses travaux ont considérablement enrichi la
connaissance de la Grèce antique.
Pourquoi la Grèce ?
Jean-Pierre Vernant a cherché lui-même à
répondre à cette question. A un premier
niveau, c'est une exigence de liberté
intellectuelle qui orienta son choix grec, qui
le protégeait des pressions contraignantes
de la direction du Pcf. Le Parti n'avait pas
de doctrine sur la Grèce antique et le
philosophe n'aurait pas de comptes à
rendre... Plus profondément, la Grèce
s'imposa parce qu'elle était, depuis
longtemps déjà, une image de la beauté :
Jean-Pierre Vernant l'avait découverte avec
émerveillement, dans un voyage qu'il fit
avec ses amis, ses copains, en 1935.
La Grèce : l'invention de la démocratie
et de la pensée libre
En 1962, dans un essai clair et profond,
L'Origine de la pensée grecque, Jean-Pierre
Vernant établit cette corrélation saisissante
entre ces deux réalités, politique et
intellectuelle :
1. A partir du VIIème siècle avant J.C,
s'étaient développées en Grèce des cités,
indépendantes, dans lesquelles le pouvoir
n'était en droit la propriété de personne.
Les Grecs avaient eu cette idée étonnante et
admirable : une société humaine ne devait
pas se penser comme soumise à un pouvoir
tout puissant, mais au contraire comme une
communauté d'hommes libres, égaux entre
eux, qui avaient tous en commun la
responsabilité des affaires qui concernaient
leur cité : la politique n'était rien d'autre
que les affaires de la cité, auxquelles chacun
devait prendre part. Pas de délégation de
pouvoirs, pas de partis constitués, mais une
exigence de démocratie vivante et directe -
à l'échelle de ces petites collectivités
qu'étaient les cités grecques.
2. La pensée grecque se construit
parallèlement comme une aventure libre,
qui s'exerce dans l'échange contradictoire.
Aucun sujet n'est interdit, aucun tabou, tout
peut se discuter. C'est l'invention de la
philosophie. On débat philosophiquement,
comme on discute librement dans
l'assemblée du peuple.
La Grèce : l'hospitalité et l'ouverture à
l'autre
Dans la tradition grecque, Jean-Pierre
Vernant aimait cette pratique de
l'hospitalité, qu'il avait vécue lui-même
dans ce voyage de jeunesse accompli en
1935 au pays d'Ulysse et de Socrate. Dans
les poèmes d'Homère, l'étranger est
accueilli avec chaleur, avec bienveillance,
avec reconnaissance. Jean-Pierre Vernant
avait au coeur cette même conviction :
"Pour être soi, il faut se projeter vers ce qui
est étranger, se prolonger dans et par lui.
Demeurer enclos dans son identité, c'est se
perdre et cesser d'être. On se connaît, on se
construit par le contact, l'échange, le
commerce avec l'autre. Entre les rives du
même et de l'autre, l'homme est un pont."
C'est sur ces phrases que s'achève son
dernier livre, La Traversée des frontières,
dans lequel il réfléchit à ces liens parfois
mystérieux qui relient son engagement dans
la résistance et son travail de philosophe,
anthropologue de la Grèce antique.
Un maître amical et fraternel
Jean-Pierre Vernant avait cette qualité
exceptionnelle d'accueillir fraternellement
ceux qui venaient vers lui. Cette qualité
s'était forgée dans les épreuves de
l'enfance, dans les grands événements de la
Résistance, dans les combats contre le
colonialisme et le racisme. Cette ouverture
amicale frappait immédiatement tous ceux
qui le rencontraient. Par la fondation de ce
Centre d'études comparées sur les sociétés
anciennes, Jean-Pierre Vernant a fraternellement
entraîné des générations de
chercheurs, philosophes, historiens,
littéraires. Ceux qui l'accompagnaient
devenait ses pairs, ses égaux... comme dans
l'assemblée grecque.
Il a fait partager ses passions et ses
questions. En 1999, il publie un livre
L'Univers, les dieux, les hommes, dans
lequel il raconte simplement et
profondément la mythologie grecque,
comme il la racontait à son petit-fils Julien.
Ce livre a reçu un accueil remarquable.
Jean-Pierre Vernant : un maître, un ami, un
camarade, un frère.
Un homme exceptionnel qui nous laisse son
souvenir chaleureux et lumineux.
Yves Touchefeu (Nantes), Claude Touchefeu (Toulouse)