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Il est des morts qu’il faut qu’on tue

"Il est des morts qu’il faut qu’on tue", c’est le titre d’un roman de Roger Martin, paru en janvier 2016 aux Éditions du Cherche midi. Il traite d’une quarantaine d’années d’antisémitisme en France entre la Commune de Paris et la guerre de 14-18. C’est-à-dire surtout de l’époque de l’Affaire Dreyfus, du « J’accuse », de « Fort Chabrol » et de la mort suspecte de Zola.

C’est l’époque des nationalistes revanchards, des intégristes catholiques et royalistes, de l’extrême droite raciste, des camelots du roi et des anti-dreyfusards. Celle des Édouard Drumont et des Paul Déroulède, des amis de Jules Guérin, de Léon Daudet et de Maurras, qui s’égosillaient aux cris indigents de « Mort aux youpins », vouant aux gémonies les « frères trois points » et la « gueuze »... Un monde marginal, mais activiste et bruyant, composé d’aventuriers, de matamores, d’escrocs, d’hommes de main et de pseudo-journalistes stipendiés aux théories frustres.

Lâchez les chiens !

Le livre de Roger Martin décrit, à travers le récit d’un policier infiltré dénommé Louis Andrieux, les frasques de ces voyous, manipulés et contrôlés par le ministère de l’Intérieur, les manifestations de rue, les provocations, les meetings, les batailles rangées à coups de canne et de gourdins, à Longchamp ou sur les grands boulevards. D’un côté, les hommes de l’Action française ou de la Ligue antisémite criant « À bas Loubet » « Vive l’armée », « Mort à Dreyfus » ; de l’autre, les socialistes et les anarchistes, chantant La Marseillaise et parfois L’Internationale, acclamant Clémenceau, Dreyfus et Zola. C’est à ce moment, dans cette petite guerre civile française, que les clivages s’affirment et que la gauche se purge du poison antisémite.

Depuis « J’accuse », davantage encore que Dreyfus, Émile Zola est l’homme qui a suscité en France les haine les plus tenaces. Il est menacé de mort, insulté presque quotidiennement. Le 10 avril 1898, la façade de sa maison est criblée de cailloux et de boulons.Une bombe est ensuite déposée devant son porche. Le 23 mai suivant, il est poursuivi par des forcenés, au sortir du palais de justice de Versailles. La presse antidreyfusarde se déchaîne contre le « métèque » et le « pornographe ». La « Complainte du vénitien Zola », sur l’air du « Juif errant », est diffusée à plus de cent mille exemplaires. Les adaptations théâtrales de ses œuvres sont déprogrammées. En octobre 1899, une lettre de Zola à sa femme l’informe que leur ami, le graveur Fernand Desmoulins, à la preuve que des antidreyfusards sont montés sur le toit pour boucher la cheminée.

Frappé par « la main de Dieu » ?

Le temps passe et, avec lui, les huées des imbéciles, mais la haine des fanatiques, elle, continue de couver.

Un certain Henri de Buronfosse, activiste de la Ligue de la Patrie française, un raciste détestant tout particulièrement les Latins « mâtinés d’Arabes », confie au policier infiltré qu’il rêve d’enfumer ce « bâtard de vénitien » nommé Zola… Et comme il est patron d’une entreprise de fumistes installée dans le 4e arrondissement, il lui explique volontiers le fonctionnement d’une cheminée d’immeubles : « Boucher une cheminée, c’est un métier »... Henri de Buronfosse est un nationaliste extrémiste, prêt selon ses dires à tout sacrifier au salut de la Patrie. Mais de là à payer pour ses actes, il y a loin ! D’où ce perfide stratagème : « Nous allons semer le doute ! Au petit matin, le cochon enfumé, nous remonterons sur son toit et nous déboucherons le conduit. La main de dieu aura frappé cet animal impur ».

Bien qu’il fasse remonter à temps ses informations à ses chefs, Andrieux n’est pas suivi. Le projet de l’assassin n’est pas contrarié. Les époux Zola, qui ont passé l’été 1902 dans leur résidence secondaire de Médan, dans les Yvelines, réintègrent leur domicile parisien, rue de Bruxelles, le 29 septembre. Leur maître d’hôtel fait un feu de cheminée : papier, petit bois, quelques pelles de charbon. Le feu prend mal. La nuit, Zola s’éveille. Déjà à moitié asphyxié à l’oxyde de carbone, il se lève et tente d’ouvrir la fenêtre. Il perd connaissance, tombe par terre et décède – plus exposé aux gaz délétères que sa femme, restée couchée dans le lit surélevé… et qui fut réanimée !

Un « traître » au Panthéon !

Le préfet demande à son agent infiltré de ne rien dire des preuves recueillies de cet assassinat de Zola. Il est des morts qu’il fut qu’on tue...

Les cendres d’Émile Zola, déposées en 1902 au cimetière Montparnasse, furent transférées au Panthéon le 4 juin 1908, après un vote houleux mais favorable, qui a eu lieu deux ans plus tôt à la Chambre (316 voix contre 165). Ce transfert fut encore l’occasion de violentes manifestations nationalistes contre le « traître » Zola, « larbin de la juiverie »... Au sein du Panthéon, où ils sont difficilement parvenus, le président Fallières, Clémenceau – alors président du Conseil –, Gaston Doumergue (ministre de l’Instruction publique), Louis Barthou (ministre de l’Intérieur), aux côtés d’Alexandrine Zola et de Jeanne Rozerot, sa femme et sa compagne, se recueillent autour du catafalque.

Dehors, on tire sur Dreyfus, qui n’est que légèrement blessé, son frère ayant saisi la main de l’agresseur au moment où il braquait son arme. L’assaillant malheureux, un certain Louis Grégori, sera finalement acquitté...

Cet article de notre camarade Gérard Filoche est à retrouver dans la revue Démocratie&Socialisme n°254-255 (avril-mai 2018).

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