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Faut-il un revenu universel ?

Jean-Marie Harribey, membre des Économistes atterrés, et Christiane Marty, membre de la Fondation Copernic, et tous deux membres du conseil scientifique d’Attac, ont coordonné un livre court et accessible intitulé "Faut-il un revenu universel ?". Ce débat est fondamental car il interroge tant la place des solidarités publiques dans une société riche que celle du travail.

Critiques sur le revenu universel, les auteurs proposent une alternative avec la mise en place d’une garantie de revenu décent ainsi qu’une transformation du système productif associé à une réduction du temps de travail afin d’assurer une transition sociale et écologique.

Les raisons de l’engouement du revenu universel

Avec intelligence, les auteurs analysent les raisons qui motivent l’interrogation sur le revenu universel. C’est une étape déterminante, mais souvent survolée, pour définir les solutions techniques et politiques adéquates à mettre en place. L’écho trouvé par le revenu universel tient d’abord à la montée récente des inégalités et de la pauvreté. En 2014, 8,8 millions de personnes, soit 14,1 % de la population, vivaient en dessous du seuil de pauvreté, soit un million de plus qu’en 2008 ! La pauvreté est une notion relative : selon l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) sont pauvres « les personnes dont les ressources sont si faibles qu’elle sont exclues du mode de vie normal dans le pays où elles vivent ». Le seuil de pauvreté, estimé par l’Union européenne à 60 % du revenu médian, est en France d’environ 1000 euros par mois pour une personne seule. Non seulement le nombre de pauvres a donc augmenté, mais leurs revenus ont également baissé (baisse du revenu médian des personnes sous le seuil de pauvreté de plus de 20 euros par mois entre 2008 et 2014).

À cela s’ajoute une précarisation des emplois avec la lente montée des emplois courts (8,6 % des emplois en 2014 contre 4 % en 1982) et du temps partiel (24,7 % des emplois en 2014 contre 4,8 % en 1975). La hausse du salariat (la part des non-salariés est passée de 20 % dans les années 1970 à 9 % dans les années 2000) s’est faite dans un contexte de stagnation des salaires et de changement du système productif où les aliénations au travail se sont transformées, passant du « travail en miettes » des ouvriers fordiens au « travail empêché » des salariés aux prises avec les nouveaux modes de management et dépossédés de leur pouvoir de décision.

Par ailleurs, le filet de sécurité que constituent les minima sociaux ne protège pas de la pauvreté. Ces minima – auxquels on serait tenté d’adjoindre l’APA – sont au nombre de dix : revenu de solidarité active, allocation aux adultes handicapés, allocation supplémentaire d’invalidité, allocation de solidarité spécifique, allocation temporaire d’attente, allocation de solidarité aux personnes âgées, allocation veuvage, allocation équivalent retraite ou transitoire de solidarité, revenu de solidarité et l’allocation pour demandeur d’asile. Plus de quatre millions de personnes en bénéficient. Il est important d’en montrer l’étendue car un projet de revenu universel vient nécessairement remettre en cause certaines de ces prestations. Il convient d’y ajouter des prestations pour les foyers à bas revenus (comme l’allocation de rentrée scolaire, prestation d’accueil du jeune enfant, etc.). Le système est complexe et manque de lisibilité, mais il renvoie aussi à des besoins et des situations complexes. Le revenu universel pose la question de la simplification du système... Mais jusqu’à quel point ?

Les revenus universels et la difficile équation économique

L’expression générique de revenu universel recouvre une grande diversité de théories et de modalités de mise en œuvre. Chose rare en effet, la mise en place d’un revenu universel est défendue par des économistes et des politiques de droite comme de gauche. Ces projets comportent souvent l’idée d’une simplification partielle du système de prestations sociales avec des objectifs de revenus compris entre 400 et 1000 euros.

Plutôt que de verser dans une analyse critique et approfondie de chaque projet, qui pourrait s’avérer complexe et fastidieuse, les auteurs du livre Faut-il un revenu universel ? ont pris le parti de montrer les difficultés que pose de façon générique l’économie d’un tel revenu. De nombreux projets sont justifiés par la fin de l’emploi dont le signe serait le chômage croissant, dû à la hausse de la productivité du travail et à la révolution numérique et robotique. Mais en réalité, l’augmentation de la productivité horaire du travail a considérablement ralenti dans les pays industrialisés depuis les années 1970 (en France, elle est passée de 5,6 % dans la période allant de 1950 à 1974 à moins de 2 % au tournant du siècle). C’est en partie dû à la croissance des services (où les gains de productivité sont plus faibles), mais cela touche aussi l’industrie. Et l’informatique n’a pas inversé la tendance. C’est ce qu’on appelle le paradoxe de Solow : « Les ordinateurs sont partout, sauf dans les statistiques de la productivité. » Comme le rappellent avec pertinence Harribey et Marty, si le débat est vif entre les économistes sur les tendances à venir, le chômage actuel ne peut être attribué ni aux changements technologiques, ni aux gains de productivité, qu’ils soient forts ou faibles.

En outre, de nombreux partisans d’un revenu universel s’appuient sur une conception de la valeur économique basée sur la seule utilité de celle-ci. Plusieurs approchent sont défendues : ce revenu serait justifié car nous héritons tous d’un stock de connaissances et de ressources accumulées par les générations précédentes ; le travail étant de plus en plus lié à la connaissance, la valeur économique peut naître hors du système économique ; tout acte humain serait productif. Toutes ces thèses confondent les notions d’activité, de travail et d’emploi (cf. schéma) et le fait que c’est la validation sociale du travail qui fonde la valeur économique du travail, soit via le marché, soit via la décision politique de produire des services non marchands (éducation, santé…). Au plan de l’ensemble de la société, travail, valeur ajoutée et revenu sont indissociables.

Sur le plan monétaire, l’équation économique du revenu universel est également difficile à résoudre. Les différents projets envisagent généralement un coût de l’ordre de 300 à 500 milliards d’euros pour verser à tous un montant de l’ordre d’un RSA (un peu plus de 500 euros). De tels montants sont difficilement mobilisables en l’état actuel des rapports de forces au sein de la société. Par ailleurs, il s’agit de mobiliser d’importantes ressources financières pour permettre à tous de bénéficier d’un revenu insuffisant pour vivre dignement, avec le risque de mettre à mal des minima sociaux qui avaient en partie pour mérite d’assurer une redistribution en faveur des plus pauvres.

Enfin, la mise en place d’un tel revenu présente deux limites : il ne serait pas sans conséquence sur l’intégration des femmes au monde du travail, avec le risque d’une évolution vers un salaire maternel ; c’est aussi un outil d’affaiblissement du rapport salarié-employeur. Contrairement à ce qu’affirment parfois des défenseurs de gauche du revenu universel, un tel revenu ne facilitera pas la négociation salariale : le rapport de force entre les salariés et l’employeur ne se fait pas sur un rapport d’égalité, c’est le résultat d’une confrontation collective et non pas un face-à-face personnel. La résolution des problèmes sociaux ne se fait pas au travers de relations individuelles isolées. Qui pense aujourd’hui que la mise en place du RMI (l’ancêtre du RSA ) a eu un quelconque impact sur la capacité de négociation des salaires ?

Plutôt que le revenu universel, un projet de société

Le premier mérite du revenu universel est de réinterroger le montant de revenus nécessaire pour mener une vie digne. Différentes études montrent qu’un revenu minimum décent se situe autour de 1400 euros pour une personne seule. S’il semble difficile d’atteindre ce niveau rapidement, il convient de commencer par augmenter les minima sociaux pour assurer au moins un revenu égal au seuil de pauvreté (de l’ordre de 1000 euros). Le coût de cette garantie d’un revenu décent est estimé à 65 milliards d’euros. En second lieu, certaines allocations pourraient être personnalisées, c’est-à-dire attachées à la personne majeure et détachées des revenus du conjoint, pour garantir à chaque bénéficiaire une autonomie réelle. Le coût d’une telle évolution n’a pas été chiffré, faute de statistiques adéquates disponibles.

Enfin, dans la dernière partie de l’ouvrage, les auteurs défendent une transformation de la société dans deux directions : une nouvelle étape de réduction du temps de travail avec maintien des salaires et obligation de créer des emplois ; et une transformation écologique et sociale du modèle productif, perçue comme une opportunité pour mettre fin à la pauvreté, car une production orientée vers la qualité et la durabilité des biens exigera plus de travail, et notamment de travail qualifié.

Vif et éclairant, l’ouvrage est donc plaisant à lire et permet de se plonger dans le débat du revenu universel. Le projet défendu par les auteurs aurait probablement gagné à être développé plus amplement. Mais les critiques constructives apportées à l’idée de revenu universel et le chemin tracé ouvrent un espace pour un projet alternatif de société, dont il convient désormais de trouver les modalités de mise en œuvre.

Article d’Ernest Simon paru dans Démocratie&Socialisme n°246 (été 2017)

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