GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

International – Europe

Et la laïcité en Europe?

Préalable : définir la laïcité « à la française ». La laïcité en France est avant tout une construction juridique, à valeur constitutionnelle, il ne faut jamais l'oublier, non une idéologie particulière : elle relève du droit public, non de l'intimité des consciences.

Elle est définie par la loi du 9 décembre 1905, qui dispose que la République :

  • assure la liberté de conscience (qui inclut le droit de ne pas croire), objectif premier ;
  • garantit le libre exercice des cultes l'expression publique de la religion, objectif second, car subordonné au respect de la liberté de conscience (qui la précède) et sous réserve des mesures d'ordre public (édictées par la même loi, ou en général) ;
  • « ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » : la « séparation des églises et de l'Etat » repose sur le principe de non-reconnaissance juridique.
  • (Contrairement à ce qui est souvent dit, la loi de 1905 ne distingue pas «sphère privée et sphère publique » : 1) sont protégées (obligation de neutralité et égalité de traitement des citoyens) seulement les personnes de droit public ou exerçant une mission de service public -l'école, pas « la rue » ; 2) la religion s'exerce bien « en public » (processions, sonneries de cloche), mais dans le cadre du droit privé associatif ; 3) seule la croyance individuelle relève de la sphère privée, protégée par le principe de liberté de conscience. Il y a en réalité 3 sphères.)

    Le concept de « laïcité » n'est juridiquement reconnu, à ma connaissance, que dans trois pays : la France, la Belgique, et le Portugal -outre la Turquie, mais n'anticipons pas ! Cela fait peu, sur 25 : le critère pertinent à retenir est donc la forme des rapports entre les Eglises et l'Etat. Sans prétendre à l'exhaustivité, et en laissant de côté la France, je voudrais, dans un premier temps, vous proposer une classification de 14 pays en cinq niveaux, qui vont de la séparation, à la confusion dans un cléricalisme officiel. Dans un second temps, je vous suggèrerai quelques réflexions de fond sur les concepts juridiques mis en œuvre.

    I - Bref panorama des rapports entre Eglises et Etats : la laïcité de l'Etat est très largement minoritaire en Europe

    I.1- Reconnaissance d'un « courant laïque » mais identitarisme religieux : Belgique et Pays-Bas.

    La société y est organisée en «piliers » (courants d'identité idéologique), auxquels les individus se rattachent de la naissance à la mort, et qui organisent assurances mutuelles et services à leurs ressortissants.

  • En Belgique, 3 piliers : catholique (le plus puissant), libéral, et socialiste ; les deux derniers sont laïques. L'Etat rétribue les ministres des cultes, mais aussi le « Conseil Central Laïc ». A l'école, enseignement religieux, mais également «morale laïque».
  • Aux Pays-Bas : 3 piliers : protestant, catholique, qui ont des écoles, et «général » ou « humaniste» (qui n'en a pas). Il n'existe plus de religion officielle, ni de subventionnement des églises, mais celles-ci assurent des services publics : santé, école (70 % sont privées). Cet l'identitarisme religieux officiel, qui ignore l'islam, est à l'origine de graves désordres actuels (assassinat de Théo Van Gogh).
  • La laïcité est dans ces deux cas réduite à un courant idéologique, voire une marque identitaire.

    I.2- Pays concordataires : Espagne, Portugal, Italie.

    Ce sont tous des pays où le catholicisme, anciennement religion d'Etat, a perdu ce statut mais bénéficie d'un accord international (c'est une personne de droit international) lui reconnaissant notamment un rôle particulier dans la société. Mais cette « sécularisation » du catholicisme, d'un effet strictement interne à ce culte, ne représente qu'une simple adaptation de celui-ci à la société civile : elle ne doit pas être confondue avec la laïcité, qui est d'ordre public. Le statut de religion reconnue permet une intervention systématique de l'Eglise dans la sphère publique.

    Espagne : Constitution de 1978, séparation de l'Eglise et de l'Etat ; les mariages religieux n'ont plus de valeur civile. Mais accords concordataires de 1978 : enseignement religieux dans les écoles publiques, financement par l'Etat de l'enseignement et de l'église catholique. Régime étendu à 3 autres cultes « enregistrés » : protestant, juif, islamique. La suppression par le gouvernement Zapatero de l'épreuve d'instruction religieuse obligatoire au baccalauréat comme le projet de loi sur le mariage gay, ont récemment tendu les rapports entre Etat et Eglise catholique.

    Portugal : laïcité formelle, ou plutôt séparation car il y a un concordat. A défaut de financement public, l'Eglise catholique dispose d'un important patrimoine immobilier, source de revenus. Elle intervient violemment contre l'autorisation de l'IVG, sujet qui divise le Parti socialiste.

    Italie: le concordat date de 1984 -en réalité simple aménagement des accords de LATRAN (conclus sous le fascisme), très éloigné de la laïcité. Le clergé n'est plus rémunéré par les fonds publics. Mais les principes du catholicisme sont reconnus comme « patrimoine historique», le mariage religieux a valeur civile, et il existe un enseignement religieux dans les écoles publiques.

    N'oublions pas l'Alsace-Moselle, toujours placée sous le régime du concordat napoléonien (Rapport Public 2004 du Conseil d'Etat : « on peut voir dans la situation prévalant en Alsace-Moselle une forme particulière de la séparation des Eglises et de l'Etat. » -sans commentaire !

    Il faut également mentionner divers pays où le catholicisme, anciennement religion d'Etat, reste reconnu officiellement comme religion « de la majorité des citoyens » : l'Irlande et Malte (j'y reviendrai), ansi que la Pologne.

    I.3 - Le cas de l'Allemagne : séparation formelle, mais reconnaissance juridique des Eglises.

    La loi fondamentale (Constitution) de 1949 proclame la neutralité de l'Etat ... mais avec une référence aux « responsabilités devant Dieu» du peuple allemand. Les Eglises sont des «corporations de droit public», grâce à un régime d'accords (concordat pour les catholiques) avec l'Etat fédéral et les Länder (seul le Land de Hambourg connaît une séparation claire).

    Elles perçoivent 10 % de l'impôt sur le revenu sur leurs «affiliés» (identitarisme, voir Belgique et Pays-Bas : il faut une déclaration pour s'y soustraire ; votre appartenance religieuse est connue de votre employeur et de l'administration). Depuis la réunification, les protestants sont majoritaires. 25 % des Allemands ne payent pas l'impôt ecclésial...

    Les Eglises assurent des services publics : éducation, santé, garderie - un des premiers employeurs très riche, est l'Eglise évangéliste (= catholiques plus protestants) ; dans l'enseignement public, les écoles interconfessionnelles sont majoritaires ; l'instruction religieuse est obligatoire sauf dispense. Les Eglises jouent un rôle officiel (contrôle de la TV, formation de la police).

    I.4 - Pays à église officielle contrôlée par l'Etat : Royaume-Uni, Danemark

  • Royaume-Uni : un christianisme national.
  • Establishment (= institutionnalisation) de l'église anglicane en Angleterre (presbytérienne en Ecosse) : la Reine est chef de l'église, défenseur de la foi. L'église à un rôle dans l'organisation des pouvoirs publics (26 évêques sont lords, les assemblées de l'église sont des organes législatifs, les pasteurs des magistrats). Mais l'Etat contrôle la doctrine, le culte, le personnel dirigeant. L'Eglise est financièrement autonome, ses pasteurs ne sont pas rémunérés, elle n'a pas de privilèges en matière d'éducation.

    Seule évolution, l'Educational Act de 1988 : extension de ce statut limitée exclusivement aux autres religions chrétiennes ; prière du matin dans les écoles publiques «totalement ou principalement de caractère chrétien». Il existe également un délit de blasphème ... sauf pour les religions non chrétiennes (Salman Rushdie ne risquait rien en Angleterre).

  • Danemark : une église d'Etat
  • L'église luthérienne nationale est intégrée à l'Etat comme service public, dirigée par lui. Les pasteurs sont des fonctionnaires, des impôts d'église sont prélevés par l'Etat. L'identitarisme religieux est de droit commun (sauf déclaration de non appartenance à l'église). Celle-ci assure l'état civil et les enterrements (le droit de conférer le mariage a été étendu aux autres confessions). Il existe un délit de blasphème. Cependant l'éducation reste à l'Etat.

  • La Suède a récemment renoncé à l'établissement de l'église luthérienne, qui reste cependant religion « nationale ».
  • I.5- Pays où le cléricalisme domine

  • L'Irlande : la morale catholique au pouvoir. Officiellement l'Etat est neutre, il ne subventionne aucun culte, il n'y a pas de religion d'Etat. Depuis 1972 l'Eglise est séparée de l'Etat, le catholicisme ne jouit plus d'une position officielle, quoiqu'il touche la grande majorité des citoyens. Mais la Constitution de 1937 reconnaît la «sacro-sainte Trinité de laquelle découle toute autorité». La morale officielle est catholique, comme en témoigne la Constitution à propos de la famille, du rôle parental de l'éducation, de la propriété privée. Le poids clérical sur la morale sexuelle et familiale est très lourd, notamment en matière d'IVG, crime et honte à la fois. L'Eglise est par ailleurs un service public, notamment éducatif - l'Etat n'exerce qu'une faible influence sur l'école.
  • La Pologne connaît, mutatis mutandis, une situation morale et idéologique analogue.
  • Malte également. Voir Traité constitutionnel européen, protocole 9, titre VII, art. 62 : aucune disposition ne peut affecter la législation interdisant l'avortement à Malte !
  • la Grèce : « l'helléno-christianisme». L'Eglise orthodoxe est intégrée à l'Etat, de droit public (elle émet des actes administratifs), le prêtre est fonctionnaire. Mais elle exerce en fait son emprise sur l'Etat : elle avait notamment obtenu la mention de la religion sur les passeports, dont la Commission européenne (rendons-lui cet hommage) a obtenu la suppression, malgré bien des manifestations. L'identitarisme national est religieux (cf. lutte contre les Turcs) ; ainsi le PASOK ( Parti socialiste ) quant il était au pouvoir n'a pas appliqué la séparation de l'église et de l'Etat qu'il proclamait. L'interdiction de tout prosélytisme défavorise en fait les autres religions (difficultés pour le catholicisme). Les tensions avec les Albanais (musulmans) et la Macédoine montrent le danger de ce nationalisme renforcé par le cléricalisme.
  • II - Quelques réflexions de fond

    II.1 - La place de Dieu

    La mention de Dieu dans la Constitution européenne, refusée de justesse, était bien en accord avec la loi fondamentale de certains de nos partenaires. En revanche la notion « d'héritage religieux » y figure, commune à plusieurs pays.

    Le délit de blasphème existe dans certains systèmes juridiques, alors qu'il est peu concevable en droit français (mais il ne faut jurer de rien : cf. l'interdiction d'une publicité de vêtements détournant la Cène de Léonard de Vinci).

    II.2 - L'égalité de traitement entre religions

    L'islam (entre autres) subit des discriminations d'autant plus importantes qu'une religion officielle ou majoritaire est reconnue : seule la laïcité revendique l'égalité de traitement entre les cultes.

    La laïcité est le meilleur moyen « d'intégrer » l'islam et d'éviter les dérives intégristes : la députée hollandaise d'origine somali Ayan Hirsi Aali, menacée de mort par les islamistes, regarde avec intérêt du côté de la France...

    II.3 - Les libertés religieuses

    La Commission épiscopale des communautés européennes (véritable lobby aussi ancien que la construction européenne, inspirateur du drapeau qui évoque le culte marial) a publié un avis du 11 mars 2005 sur le Traité constitutionnel européen. Ce texte considère que l'article I-51 dudit traité « reconnaît » les Eglises : l'épiscopat est le mieux qualifié pour en juger ! Par ailleurs, il insiste lourdement sur la « liberté religieuse » : nous avons vu que ce thème sert en Europe de paravent au cléricalisme, c'est-à-dire à l'intervention des églises dans la sphère publique. Dans ces conditions, la notion de « neutralité » de l'Etat, revendiquée à peu près partout, est un faux-semblant.

    Plus subtilement, la jurisprudence (y compris celle de la Cour Européenne des Droits de l'Homme) s'obstine à chercher un équilibre entre « libertés religieuses » (privées) et mesures d'ordre public encadrant ces libertés. Cela conduit à nier la valeur « d'ordre public » du principe juridique de laïcité, même là où il est reconnu. De ce fait, est ignoré le droit à la « liberté de conscience », c'est-à-dire le respect de ceux qui ne souhaitent pas afficher en public de préférence spirituelle. A cet égard, le mérite incontestable de la loi française du 15 mars 2004 est d'avoir mis fin aux dérives de notre Conseil d'Etat en la matière. Le Traité constitutionnel européen, qui ignore le principe de laïcité mais renforce celui de liberté d'expression religieuse (art. II-70), est potentiellement porteur de dérives analogues.

    Oui, la laïcité est bien une spécificité française.

    Elle constitue une règle d'organisation de la sphère publique, non un courant idéologique comme au Bénélux -il ne saurait donc y avoir de « spiritualité laïque », puisque celle-ci relève de la sphère privée (pourquoi ne pas reprendre le beau terme de « spiritualité humaniste » de nos amis néerlandais ou belges ?).

    La laïcité française, à la différence de tous les autres systèmes, repose sur la non-reconnaissance publique des cultes, qui restent des activités de droit privé associatif : c'est sur ce point, y compris dans ses conséquences financières, que convergent les attaques contre elle -dont l'article I-52 du Traité constitutionnel européen.

    Aucun enseignement religieux n'a lieu à l'école publique en France (hors Alsace-Moselle, Guyane, TOM, Polynésie, etc.)... même si l'on doit s'interroger sur l'enseignement dit « du fait religieux ».

    La notion « d'exception française » en matière de laïcité mérite donc qu'on ne l'écarte point avec condescendance !

    Charles ARAMBOUROU, membre du conseil scientifique de l'UFAL

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