GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

📰   Actualités La revue DS

Entretien avec F.Gougou : Ouvriers, FN et gauche

Florent Gougou est Maître de conférence à l’Institut de sciences politiques de Grenoble. Ses travaux de politologue portent sur les évolutions du vote ouvrier en France et en Allemagne depuis 1945. Il a codirigé cette année La déconnexion électorale. Un état des lieux de la démocratie française et il a collaboré l’an dernier à l’ouvrage collectif Le Front national et les ouvriers. Nous avons publié, dans les colonnes de D&S 248, une version raccourcie de l'entrevue que nous avait accordée Florent Gougou. Le format web nous permet de proposer ci-dessous à nos lecteurs la version intégrale de cette interview sur les évolutions du vote ouvrier en France et en Allemagne.

Quels sont les principaux enseignements de vos travaux sur l’évolution du vote ouvrier et populaire depuis 1945 ?

Le premier est de distinguer deux grands temps dans l’évolution du vote des ouvriers. Aujourd’hui on a tendance à résumer cette évolution quasiment dans tous les pays européens comme le passage à l’extrême droite d’un électorat qui jadis votait pour la gauche. Il faut déconstruire cette explication. Il y a deux phénomènes qu’il faut distinguer mais qui sont complémentaires. Le premier, c’est le déclin du vote des ouvriers pour la gauche. Le second, c’est la montée du vote ouvrier pour la droite radicale. Ces deux phénomènes ne se passent pas au même moment. Le déclin du vote des ouvriers pour la gauche intervient d’abord, à partir des années 1960 en Allemagne et des années 1970 en France.

Première observation importante : ce déclin s’amorce avant que la gauche arrive au pouvoir dans chacun de ces deux pays. Ce qui signifie que l’explication un peu simpliste selon laquelle les ouvriers ont déserté la gauche parce que celle-ci aurait trahi une fois arrivée au pouvoir peut être écartée. Je ne dis pas que l’exercice du pouvoir par la gauche n’a pas alimenté le phénomène une fois celui-ci amorcé, mais la dynamique du déclin s’était déjà enclenchée auparavant.

Ce déclin renvoie à des transformations profondes des sociétés industrielles, à la fois sur les plans socio-économique et politique. Sur le plan socio-économique, les ouvriers d’aujourd’hui ne sont pas les ouvriers d’hier : le travail qu’ils exercent et les lieux où ils l’exercent sont très différents. De nombreux travaux sociologiques documentent une forme d’individualisation à la fois du travail et du milieu ouvrier et plus largement populaire. Sur le plan politique, on a un délitement du travail d’encadrement jadis mené par les partis de gauche autour de l’électorat ouvrier et populaire pour en faire leur base sociale prioritaire. Beaucoup de travaux, là aussi, à la fois d’historiens et de politistes, montrent comment s’est construit le vote massif des ouvriers pour la gauche autour de toute une idéologie portée par ces partis consistant à dire « nous sommes les partis de la classe ouvrière et nous allons vous représenter dans le jeu politique ».

Cela a mis du temps pour se construire, ça n’a pas été quelque chose de spontané. Il suffit de relire Engels, par exemple, qui raconte comment au début le Parti social-démocrate en Allemagne faisait des petits résultats électoraux mais qu’au fur et à mesure que se développait la mobilisation de ce parti s’est aussi construite une « armée » derrière lui. Il y a aussi les travaux de Stefano Bartolini qui montrent exactement le même type de phénomène pour l’ensemble de la gauche européenne. Le vote massif des ouvriers et des milieux populaires est donc une construction historique, que les partis de gauche sont parvenus à construire sur la base des réalités sociales vécues par les ouvriers. Et c’est aussi quelque chose qui s’est délité au fur et à mesure que ces réalités sociales ont muté et que le travail d’encadrement politique s’est aussi délité.

Cela, c’est la première partie de l’histoire. Encore une fois, on ne peut la résumer à la trahison de la gauche au pouvoir. Ce sont d’abord les facteurs structurels qui ont compté, plutôt que les facteurs conjoncturels.

Et la seconde partie de l’histoire ?

La seconde partie, c’est comment les liens qui reliaient cet électorat à ses partis ont commencé à se déliter au point de le rendre disponible pour aller voter ailleurs. C’est là qu’on observe des différences importantes entre la France et l’Allemagne. En France, il y avait une force d’extrême droite dès les années 1970. Il y a donc eu une très forte politisation des enjeux liés à l’immigration, et en même temps un reclassement massif du vote des ouvriers et des milieux populaires vers l’extrême droite. Si bien qu’aujourd’hui, on peut parler, de la même façon qu’on pouvait parler dans les années 1970 en France d’un vote massif des ouvriers pour la gauche et en particulier pour le parti communiste (un alignement électoral pour la gauche), d’un alignement électoral des ouvriers pour le FN en France. Cet alignement consiste en un surplus conséquent de 10 à 15 % du vote des ouvriers pour l’extrême droite par rapport à la moyenne de l’électorat. Par exemple, en 2017, 33 % des ouvriers ont voté pour Marine Le Pen au premier tour de la présidentielle, contre 21,6 % pour l’ensemble de l’électorat.

En revanche, il n’y a pas eu en Allemagne le développement d’une droite radicale au moment précisément où se délitait l’alignement des ouvriers pour les partis de gauche. Il y a deux raisons à cela : la délégitimisation historique des partis d’extrême droite due à l’héritage du nazisme et une forme d’accord entre les grands partis de gouvernement, le SPD et la CDU-CSU, pour ne pas politiser les enjeux de l’immigration. Dans les années 1990 notamment, un grand accord autour de la réforme du droit d’asile a fait que ces enjeux-là ne prenaient pas autant d’importance que ce qu’ils avaient pu prendre dans d’autres pays. À cela a aussi contribué le fait qu’à ce moment-là, il y avait des enjeux socio-économiques très forts à gérer autour de la réunification. Si bien qu’on a un agenda politique qui est très différent en France et en Allemagne au moment où se redéploye le vote des ouvriers. Cela explique en partie pourquoi le vote des ouvriers pour les partis de droite radicale s’est développé en France et pas du tout en Allemagne.

Le dernier grand résultat de mes recherches – et ce qui fait à mon sens leur originalité –, c’est le fait d’avoir montré par quel type d’ouvriers est porté le réalignement en faveur de la droite radicale. C’est d’abord le renouvellement des générations qui explique ce réalignement. C’est une autre manière de dire que la thèse des vases communicants des ouvriers qui votaient hier pour la gauche et qui votent pour l’extrême droite aujourd’hui ne tient pas. Les électeurs du FN sont des ouvriers qui ressemblent à leurs parents et à leurs grands-parents par les métiers qu’ils exerçaient, mais qui n’ont pas, contrairement à eux, de préférence électorale clairement affirmée. La thèse très répandue du gaucho-lepénisme pourrait se résumer par un ouvrier qui dirait « Je suis de gauche, j’ai voté pendant plusieurs élections consécutives à gauche, et soudain, je vais voter pour le FN ». Or, cela ne se passe pas comme ça.

Les ouvriers qui portaient le vote massif des ouvriers pour la gauche dans les années 1950-1960 continuent à voter largement à gauche. Sauf qu’ils sont de moins en moins nombreux dans l’électorat en raison simplement de l’effet de la mortalité dans cette fraction de l’électorat. Ces ouvriers sont remplacés par de nouveaux qui en termes sociologiques ont exactement le même type de caractéristiques mais n’ont pas de préférences électorales fortes stabilisées au moment où se produit ce réalignement, et qui sont face à un agenda politique très différent où les questions culturelles, en particulier les questions d’immigration, ont une place prépondérante. Ce qui active d’autres types d’attitude et motive le vote pour les partis d’extrême droite.

Les élections de 2017 s’inscrivent-elles en continuité avec les tendances des trente dernières années ?

Les élections récentes sont parfaitement en ligne avec tout ce que je viens d’expliquer, du moins pour la France. Ma thèse allait jusqu’en 2007, mais j’ai pu prolonger l’enquête pour les élections françaises de 2012 et de 2017. Et c’est toujours parmi les plus jeunes générations d’ouvriers que le vote ouvrier pour Marine Le Pen est le plus fort. Selon une enquête électorale que j’ai codirigée, 39 % des ouvriers nés entre 1995 et 1999 ont voté pour le FN. Il en est de même pour ceux nés entre 1978 et 1994. Pour la génération précédente, née entre 1961 et 1977, le vote pour le FN est à 31 %. Pour la génération née entre 1946 et 1960, le pourcentage est de 26,5 %. Cette dynamique générationnelle existe depuis 1988 et ne fait que se confirmer depuis. Ceci dit, même si les élections de 2017 s’inscrivent en continuité avec les tendances précédentes, celles-ci ne s’amplifient pas en 2017 ; nous sommes dans le même schéma que celui observé depuis les années 1980.

Comment peut-on résumer la composition sociologique de l’électorat de la gauche dans sa diversité ? Qu’est-ce qui distingue les électorats de ses principaux courants ?

Traditionnellement, l’électorat de gauche en France avait trois grandes composantes. D’abord, les laïques et les agnostiques – alors que les personnes très catholiques votaient surtout pour les partis de droite. Ensuite, une fraction importante de l’électorat populaire et ouvrier. Enfin, les milieux ruraux, très massivement alignés à gauche. Aujourd’hui, les contours de cet électorat ont largement évolué. Ce qui fait son essence désormais, c’est le niveau d’instruction. Les électeurs avec le niveau le plus élevé d’instruction votent pour la gauche. Cela se traduit par le vote des professionnels socio-culturels, des personnels de l’enseignement et de la recherche ou encore les personnels d’animation. Cela renvoie, encore une fois, à la politisation des questions sociétales, notamment des questions liées à l’immigration. Dans ces milieux socio-professionnels, on retrouve les électeurs les plus favorables à l’immigration. C’est cela qui fait le cœur de l’électorat de la gauche.

Pour ce qui est des courants maintenant, entre la gauche radicale incarnée par Mélenchon et la gauche socialiste incarnée en 2012 par François Hollande et en 2017 par Benoît Hamon, on ne sait pas précisément où se situe la différence entre leurs électorats, parce qu’aujourd’hui, la gauche, c’est surtout JLM en France et que l’électorat socialiste est réduit à peau de chagrin.

Pour revenir à la question de l’électorat populaire, est-ce qu’une partie de cet électorat serait polarisée par Jean-Luc Mélenchon ? Les enquêtes ne montrent aucun survote de l’électorat populaire en faveur de la France insoumise. Mélenchon fait 19,5 % au premier tour de la présidentielle dans l’ensemble de l’électorat et 21 % chez les ouvriers, donc il n’y a pas d’alignement en sa faveur. Le vote pour Mélenchon n’est pas un vote populaire dans le sens où son moteur principal serait le vote ouvrier ou le vote des plus petites gens. Encore une fois, le niveau d’instruction est décisif pour comprendre le vote pour Jean-Luc Mélenchon, alors même qu’il a réussi par rapport à 2012 à séduire une partie de l’électorat populaire, notamment issu de l’immigration qui par ailleurs est le plus susceptible de ne pas aller voter. Mais cela ne change pas fondamentalement la réalité du vote pour la gauche aujourd’hui. De ce point de vue, les électorats de la droite radicale et de la gauche radicale ne sont pas les mêmes.

Quels sont la réalité et les ressorts du vote populaire pour le Front national ? Vous rejetez la thèse du « gaucho-lépenisme » et celle des vases communicants entre électorats populaires frontiste et insoumis. Pourquoi ?

Il peut y avoir parfois des caractéristiques sociologiques communes entre électorats frontiste et insoumis. Mais la raison pour laquelle les électeurs votent pour un parti n’est pas parce qu’ils sont de telle ou telle catégorie d’âge ou profession, bref, selon leur appartenance socio-démographique. C’est d’abord parce qu’ils ont des préférences sur l’organisation de la société ou sur les grandes thématiques mobilisées au moment des campagnes électorales. De ce point de vue, les raisons pour lesquelles on vote pour le FN et celles pour lesquelles on vote pour la FI sont très différentes. L’électorat du FN est d’abord politisé autour des questions d’immigration et par le rejet de celle-ci. Un électeur qui n’est pas hostile à l’immigration n’a quasiment aucune chance de voter pour le FN. C’est quasiment l’inverse pour la FI. Un électeur qui n’a pas de problème avec l’immigration a de fortes chances de voter pour la gauche radicale. On a donc des ressorts du vote qui sont quasiment opposés. Bien entendu, on trouve des ouvriers dans les deux électorats, tout simplement parce que les ouvriers ne sont pas un groupe homogène. Il y en a qui sont hostiles à l’immigration et d’autres qui ne le sont pas. En majorité, les ouvriers y sont très hostiles et c’est la raison pour laquelle les ouvriers se tournent plus vers le FN que vers la gauche. Deuxième élément très important : la polarisation autour des questions socio-économiques. Celles-ci pèsent très peu dans le vote pour le FN ; elles pèsent en revanche beaucoup plus dans le vote pour la gauche radicale. L’électorat du FN n’est par exemple pas du tout sensible à la question du chômage ; c’est le cas de celui de la FI.

Quels liens existe-t-il entre l’évolution de la syndicalisation et le vote populaire pour la gauche ? L’appartenance syndicale est-elle la « meilleure école » pour former des électeurs de gauche ?

Encore une fois, la comparaison entre la France et l’Allemagne est extrêmement instructive. En France, la syndicalisation n’a jamais été forte, même avant le déclin des trente dernières années, alors qu’elle l’a été en Allemagne. Mais dans les deux pays s’est tout de même construit un vote ouvrier et populaire massif pour les partis de gauche. Si bien que la syndicalisation n’est pas la variable la plus importante : avoir tel ou tel niveau de syndicalisation n’explique pas pourquoi on vote de telle ou telle manière. Ce n’est donc pas le déclin de la syndicalisation qui explique la fin du survote ouvrier et populaire pour la gauche. En revanche, ça peut y contribuer dans le sens où la syndicalisation s’inscrit dans l’explication plus générale du délitement de l’encadrement politique de ces groupes sociaux. J’insiste essentiellement sur le rôle des partis politiques, mais fondamentalement les syndicats jouent aussi un rôle dans cet encadrement et peuvent jouer un rôle dans la reconstruction d’un nouvel imaginaire politique pour ces électeurs. La question est plutôt leur capacité non seulement de produire un tel imaginaire mais aussi de syndiquer les salariés. Il y a là un double défi pour les syndicats. Pour élargir encore un peu le débat, ce que je montre dans mes travaux, surtout autour de la question centrale du renouvellement des générations, c’est que la situation actuelle – celle d’un vote massif des ouvriers et de l’électorat populaire pour les partis de droite radicale – s’est construite progressivement ; elle n’est pas apparue du jour au lendemain dans les années quatre-vingt et elle a progressé au fur et à mesure que se renouvelaient les générations et que de nouvelles générations de plus en plus sensibles aux thématiques portées par le FN sont arrivées dans le corps électoral. Pour déconstruire ce lien, il faudra donc passer sans doute par le renouvellement des générations et le travail doit se faire dès aujourd’hui autour des nouvelles générations d’ouvriers et d’électeurs populaires, pour les politiser, les sensibiliser à d’autres thématiques que la question de l’immigration. Il s’agit de créer un nouvel imaginaire politique autour des partis de gauche qui permet de séduire de nouveau ces électeurs. Le chantier est immense.

Propos recueillis par Christakis Georgiou et par Dominique Batoux

Inscrivez-vous à l'infolettre de GDS

La revue papier

Les Vidéos

En voir plus…