Contre la muselière aux députés d'opposition
La Constitution ayant été modifiée par la loi n°2008-
74 du 23 juillet 2008 publiée au Journal officiel du
24 juillet 2008, le gouvernement s’est lancé depuis
le mois de septembre dans la rédaction puis dans la présentation
des différentes lois nécessaires à l’application
de la révision. Le gouvernement propose un projet de loi
organique « en application des articles 34-1, 39 et 44 de la
Constitution », qui traite de la procédure parlementaire et
comporte, au travers de ses quatorze articles répartis en
trois chapitres, des dispositions de nature à modifier en
profondeur le fonctionnement du Parlement.
Plusieurs d’entre elles suscitent une franche hostilité des
groupes d’opposition, au point que leur maintien par
l’exécutif risquerait, selon les termes de Jean-Marc
Ayrault, président du groupe SRC à l’Assemblée nationale,
« d’ouvrir une crise politique majeure ». De fait, les
deux derniers articles habilitent les règlements des assemblées
à adopter des règles nouvelles particulièrement
drastiques selon lesquelles le droit d’amendement des
parlementaires serait considérablement restreint et la
capacité à s’exprimer dans l’hémicycle particulièrement
encadrée. Ainsi dans le premier cas (art. 12), selon une
procédure dite « d’examen simplifié », le texte adopté par
la commission serait seul mis en discussion en séance
publique sauf amendement du gouvernement ou de la
commission. Et dans le second cas (art. 13), les amendements
des membres du Parlement qui n’auraient pas été
débattus dans les délais requis pourraient être mis aux
voix sans discussion.
[...]
Sur le fond, et en préalable, il convient d’évoquer divers
aspects du texte, tout aussi symboliques de son déséquilibre
en faveur du gouvernement. Ainsi les cinq premiers
articles traitent de l’application du droit de résolution.
Suggéré par le « Comité de réflexion et de proposition sur
la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la
Ve République » présidé par Edouard Balladur, intégré par
le gouvernement dans son projet de révision, supprimé
par l’Assemblée nationale puis réintroduit par le Sénat, il
doit permettre aux assemblées d’adopter des vœux ou
d’émettre des opinions n’ayant pas de portée contraignante
à l’égard de l’exécutif.
[...]
Dès lors, il est surprenant de découvrir les modalités de
mise en oeuvre prévues par le projet de loi organique. En
effet, ce nouveau droit du Parlement est littéralement soumis
à un veto du Premier ministre. Non seulement c’est ce
dernier (et non plus « le Gouvernement » comme le mentionne
le nouvel art. 34-1 de la Constitution) qui évaluera – sans avoir besoin de se justifier – la recevabilité de la
proposition de résolution, mais en sus, aucune voie de
recours ne sera ouverte au Président de l’assemblée
concernée ou à l’initiateur du texte. Par ailleurs, bien que
le projet de résolution soit un acte parlementaire, le projet
de loi organique interdit toute possibilité d’amendement
(sauf pour l’initiateur de la proposition, et encore le texte
ne parle-t-il que de «rectification»). Et enfin, l’assemblée
saisie ne pourra plus rediscuter d’une proposition sur le
même sujet avant un an, quand bien même la première
aurait été rejetée ou n’aurait même pas franchi l’étape de
l’examen en commission... En imposant de telles
entraves, le gouvernement ne prend donc aucun risque !
[...]
Le chapitre II rassemble les dispositions donnant un
ancrage constitutionnel à la pratique des études d’impact,
qui devront être fournies avant l’examen d’un projet de
loi, conformément aux préconisations répétées du Conseil
d’Etat et aussi du « comité Balladur ».
[...]
Le dernier chapitre est le coeur politique du projet de loi.
Il se résume aisément : alors même que le gouvernement
va être contraint de partager l’ordre du jour de
l’Assemblée avec sa majorité, il s’emploie par ce truchement
à maîtriser le temps et le contenu des débats. La
limitation du droit d’amendement constitue le premier
moyen. Elle est rendue possible par l’article 12 : « Les
règlements des assemblées peuvent, s’ils instituent une
procédure d’examen simplifié pour des textes qui s’y prêtent,
prévoir que le texte adopté par la commission saisie
au fond est seul mis en discussion, sauf amendement du
Gouvernement ou de la commission ». Concrètement, une
procédure déjà dénommée « examen simplifié » existe
dès à présent dans le Règlement de l’Assemblée
Nationale (articles 103 à 107). S’il s’agit de la même, le
seul intérêt de cet article serait alors de neutraliser la censure
prononcée par le Conseil Constitutionnel à l’encontre du Règlement du Sénat, qui interdisait dans les débats
abrégés de reprendre en séance les amendements rejetés
en commission (278 DC du 7 novembre 1990). Mais en
réalité, l’art.12 crée un nouveau dispositif au profit de
l’exécutif. D’abord, parce qu’actuellement cette procédure
d’examen simplifié n’est que rarement utilisée.
Demain, elle sera à la discrétion du gouvernement et
pourrait devenir la règle. Le projet de loi la destine, en
effet, aux « textes qui s’y prêtent ». La formule est pour le
moins floue... Ensuite, les députés peuvent aujourd’hui
amender en commission et aussi en séance. Demain, le
droit d’amendement individuel des députés ne sera toléré
que dans la commission dont ils sont membres, alors que
le gouvernement pourra amender par la suite encore et
jusqu’au début de la séance publique. On voit bien le
risque: la possibilité pour l’exécutif de déposer des amendements
de dernière minute (qui font tomber toutes les
modifications adoptées par la commission), les validations
et cavaliers multiples... Pire: si, en séance, le gouvernement,
battu en commission, revient sur
l’amendement d’un parlementaire, celui-ci n’aura aucune
possibilité de le défendre alors même que la commission
l’aura approuvé ! Enfin, à l’heure actuelle, un «président
de groupe»dispose de la faculté « de faire opposition à la
procédure d’examen simplifié » (art. 104 al. 3 du
Règlement de l’Assemblée Nationale).
Demain, il est probable que ce sera la Conférence des
Présidents qui décidera de l’application de la procédure...
Reste enfin l’art. 13 selon lequel « les règlements des
assemblées peuvent, s’ils instituent une procédure impartissant
des délais pour l’examen d’un texte, déterminer les
conditions dans lesquelles les amendements déposés par
les membres du Parlement peuvent être mis aux voix sans
discussion ». Concrètement, par-delà la formulation alambiquée,
il s’agit là d’une véritable «guillotine», – un
mécanisme jusqu’à présent inusité en France par lequel la
Conférence des Présidents se verra pourvoir du droit d’affecter
à chaque groupe un temps fixé sur la discussion
d’un texte, que chacun utilisera comme bon lui semble
(motion de procédure, défense d’amendements...). Son
intérêt pour l’exécutif est double : lui permettre de maîtriser
la durée des débats et entraver la capacité de l’opposition
à s’exprimer. Le gouvernement, en l’occurrence, ne
fait pas mystère de ses intentions: le but est bien d’empêcher
l’opposition de retarder l’adoption des projets de loi.
Le temps est loin où Michel Debré, dans son exposé, le
27 août 1958, devant le Conseil d’Etat, affirmait qu’
«aucun retard ne doit être toléré à l’examen des projets
gouvernementaux, si ce n’est celui de son étude »... C’est
donc bien à la conception même du Parlement que s’attaque
ce projet de loi. Après avoir multiplié à outrance
depuis juillet 2007 les
déclarations d’urgence sur
ses textes, l’exécutif
voudrait transformer
l’Assemblée en « tâcheron
législatif », confiné à
l’examen et à l’adoption
des projets transmis par
les cabinets ministériels,
et sommé de les ratifier
dans les meilleurs délais
en les modifiant le moins
possible. Accepter cette
procédure, c’est renoncer
à débattre sur le fond des
sujets. On ne peut jamais
prévoir le déroulement
d’une délibération.
Qui savait le 19 septembre
2007 que le débat
sur le projet de loi relatif à
« l’immigration, l’intégration
et l’asile » allait se focaliser sur l’amendement n° 36
déposé par Thierry Mariani ? Qui aurait pu prévoir que le
10 avril 2008 l’Assemblée allait adopter l’amendement
n°252 d’André Chassaigne dans le cadre du texte sur le
Grenelle de l’environnement ? Comment s’opposer efficacement
à un texte examiné selon la procédure d’urgence
et qui marginalise du même coup le Parlement ? De
quelle arme dispose l’opposition afin d’alerter l’opinion
publique sur les dangers d’un tel projet de loi ? Elle peut
seulement s’appuyer sur les dispositions de la
Constitution et du règlement de l’Assemblée nationale,
c’est-à-dire, concrètement, sur le droit d’amendement et
la faculté effective de déposer et de défendre ces amendements
dans l’hémicycle.
(Extraits du mémoire de Jean-Jacques
Urvoas, député du Finistère,
vice président du groupe socialiste,
édité en totalité, en note
de la Fondation Jean Jaurés,
argumentaire contre le projet de loi
en discussion actuelle au Parlement »