GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

Médias D&S – Bibliothèque

Connelly fait le procès du " plaider coupable"

Michael Connelly, auteur à succès, délaisse dans son dernier roman paru en France, " La Défense Lincoln ", le monde des flics pour celui des avocats. Mais c'est en faisant le même constat de la décadence de la société états-unienne qu'il déroule son intrigue dans les cours de justice californienne.

Le héros de cette nouvelle histoire n'a rien pour plaire. On se dit dès le début que si c'est bien celui-là qu'il va falloir suivre, Connelly a beaucoup à faire pour nous ranger de son côté. Michael Haller, pur produit de la société judiciarisée est un avocat rusé, qui ne défend que ceux qui peuvent allonger "Monsieur Billertvert ".

Principe palpable pour lui permettre de vivre : " T'as pas le pognon, tu fais pas le couillon. " Haller a bien du mal à les obtenir, ses billets verts. Sa vie frénétique, il la passe dans sa Lincoln, où il lit ses dossiers, d'où il téléphone, en se rendant dans les différents endroits où il plaide et pour rencontrer ses clients, les témoins, ses assistants. Nous comprenons en le suivant comment il fait marcher le système judiciaire pour obtenir ses billets verts, sans se faire pincer pour délit financier. Sa clientèle, ce sont des chauffards, trafiquants, proxénètes, escrocs, condamnés d'avance, qui n'ont de chance d'écoper du minimum qu'avec un avocat compétent et peu regardant sur ceux qu'il pourra tirer des griffes de la justice. Et Haller le connaît bien le droit : " Le droit était une grande machine toute rouillée qui avalait des gens, des vies, de l'argent. (...) Pour moi, le droit n'avait rien à voir avec la vérité. Mais tout avec la négociation, l'amélioration et la manipulation. Je ne faisais ni dans la culpabilité ni dans l'innocence, parce que tout le monde était coupable. De quelque chose. (...) Les trois quarts de la société me prenaient pour le diable, mais les trois quarts de la société avaient tort. Je n'étais qu'un ange crapoteux. Le véritable saint du voyage, c'était moi. On avait besoin de moi, on me voulait. Des deux côtés. J'étais l'huile dans la machine. C'était moi qui permettais aux rouages de tourner. Qui aidais à ce que le moteur du système continue de tourner. "

Dans " La Défense Lincoln ", Haller s'arrange lucidement d'un système corrompu, jusqu'à ce qu'il tombe sur Rouley, fils de famille riche de Beverly Hills, qui ne veut pas " plaider coupable". Parce qu'il se clame obstinément innocent de ce dont on l'accuse. Haller découvre rapidement que la tentative de viol et les voies de fait dont son client est accusé sont, en effet, des montages. Le petit avocat détesté par les grands qui ne se commettent pas avec tous les loosers, a-il déniché, avec Rouley, le " client pactole" ? Celui dont tous ses obligés, prêteurs sur gages, enquêteurs rêvent pour s'assurer de fabuleux honoraires. N'être que l'huile dans la machine ?... Un écho fait grain de sable dans la tête de Haller. Un viol suivi de meurtre, copié-collé de celui dont est accusé Rouley et pour lequel Jésus Menendez, pourrit depuis 2 ans dans la dévastatrice prison de San Francisco. Jésus Menendez, celui-là aussi clamait son innocence. Haller l'a contraint à plaider coupable. Parce que l'avocat connaît bien son boulot, que reconnaître sa culpabilité sauvait le " coupable " de la peine de mort. Mais l'ensevelissait à vie. Travail à la chaîne de l'avocat pourtant compétent, qui révèle la faille. Haller, qu'on découvre peu à peu attaché à ses clients paumés, est incapable de surmonter l'injustice dont il se sent responsable. Possible désastre irréparable. Tout s'enchaîne, ceux qui sont habitués à l'impunité, tout comme les policiers et les juges à l'abri dans leur routine, sont à l'affût de l'erreur procédurière. Haller va devoir manipuler, en expert, le système qui condamne les prévenus acceptant de plaider coupable parce qu'ils n'ont pas les moyens de demander du temps à la justice pour faire la lumière sur leur affaire. Système pour “faire du chiffre” comme une entreprise, ou plutôt comme une maison d'abattage. Et dont les juges, les avocats, les huissiers, les policiers s'arrangent, prisonniers eux-aussi des rouages dont ils sont garants. L'avocat, ange crapoteux, évolue sous nos yeux, se débat lui aussi pour survivre et pour sauver Menendez de la mort lente.

Ce livre est le procès du “plaider coupable”, où la cour de justice est une scène dont les dialogues sont écrits à l'avance, à coups de négociations préalables entre les juges et les avocats. Au mépris de la Justice, des Droits du prévenu. Au nom de la rentabilité et de son corollaire l'allègement du coût des procèdures.

Au prétexte de rendre la justice française plus rapide, plus moderne, moins coûteuse, le plaider coupable est introduit par la petite porte. Après les juges de proximité, les tribunaux de comparution immédiate et autres médiateurs dont on nous vanta les mérites en leur temps. Faisons-en le bilan avant qu'il ne soit trop tard et que la France ne ressemble à la Californie.

L'abandon, le déplacement de la régulation sociale par l'État vers la sphère judiciaire, dont le plaider coupable est un des pires avatars, n'est pas la cause unique de la dégradation sociale aux Etats-Unis, elle y participe au même titre que l'abandon des services sociaux, la destruction de l'enseignement public, la protection sociale réduite à la charité. Ce déplacement renforce la main de fer qui écrase toute régulation sociale collective et laisse le citoyen le plus faible, isolé. Toute la force de " La Défense Lincoln " est dans la démonstration, de l'intérieur du système judiciaire, de toute sa perversité.

Le happy end du livre ne fait pas oublier pour autant les chiffres effrayants de prisonniers, d'exécutés, sans compter les pauvres qui souffrent de maladies du tiers-monde, les enfants privés de lunettes, les travailleurs âgés, les banlieues de mobil home, les analphabètes et la recrudescence des sectes religieuses les plus dangereuses...

Soazig Le Toullec


Michael Connelly - La Défense Lincoln - Seuil, policiers, Mai 2006, 434 p, 23,50 Euros

Document PDF à télécharger
L’article en PDF

Inscrivez-vous à l'infolettre de GDS




La revue papier

Les Vidéos

En voir plus…