Ce que D&S disait du "couperet" en... juillet 99
Daniel Westlake, «Le couperet», Rivages thriller.
Cadres chômeurs : tuez vos rivaux !
Article paru dans le no 66 de juillet 1999 de D&S
Vous faites partie des 3 millions de cadres et des 140 000 qui sont auchômage ? Si vous avez plus de 50 ans, et spécialisés dans un domaine
bien précis, depuis plusieurs décennies, par exemple si vous avez
travaillé dans la même entreprise, près de 15,20 ou 25 ans, vous aurez
peu de chances de retrouver du travail dans votre catégorie. Alors : une
seule solution, tuez vos concurrents directs.
Relevez le challenge
Ne baissez pas les bras après votre licenciement. Vous n'y êtes pour
rien. Ce sont les actionnaires qui vous ont cyniquement licenciés pour
augmenter leurs marges de profit. Ils ont revendu l'entreprise pour
laquelle vous avez tant donné de votre vie depuis si longtemps, sans
compter vos heures ni votre peine. C'est totalement injuste. Mais que
pouvez-vous contre eux ? Rien ou presque. Vous pourriez vous venger sur
eux, mais cela ne vous donnera pas du travail pour autant.
Ne perdez
donc pas votre temps, vous devez positiver, ' il faut vous accrocher
pour vous en sortir, on vous l'a dit à l'ANPE, dans les stages de
reclassement, lorsqu'on vous a appris à rédiger votre curriculum vitae,
il faut relever le défi, c'est un combat pour la vie, vous devez
survivre, gagner, et coûte que coûte trouver un nouveau boulot. D'autant
que votre famille est en danger : bientôt vous ne pourrez plus payer les
traites de votre maison, votre fille a raté son baccalauréat et il faut
qu'elle redouble, votre fils vient de faire une bêtise et de se faire
arrêter parce qu'il a volé les jeux vidéo que vous ne pouviez plus lui
offrir, votre femme est lasse et elle a peur, si vous êtes stressé vous
la déprimez en retour, et quoique vous fassiez, vous sentez qu'elle
s'éloigne de vous. Coûte que coûte, il vous faut du travail. Vous le
savez, il y a peu de postes et beaucoup de concurrents. Mais votre
métier est bien précis, calculez combien d'usines ont besoin de votre
spécialité dans la région, combien peuvent avoir besoin d'embaucher
quelqu'un qui a votre profil exact. Le tout c'est de créer la demande et
de vaincre la concurrence. Comment ? C'est simple, et il n'y a qu'un
seul moyen, un seul. Recenser vos concurrents, et éliminer les plus
dangereux puis susciter l'offre d'embauché en tuant celui qui occupe le
poste convoité.
Sérial concurrents
Faire paraître une fausse annonce en demandant votre type de poste.
Recevoir ainsi tous les curriculum vitae qui vous menacent, sélectionner
les plus dangereux, les plus compétents, et les tuer un par un. Car
c'est entre eux et vous que ça se passe. Qui peut vous soupçonner ? Ce
sont des gens très différents qui habitent dans plusieurs villes et
départements alentour, aucun lien entre eux et vous. Il suffit de les
tuer et de disparaître sans laisser de trace. Scénario parfait,
incompréhensible, indéchiffrable. Pendant ce temps-là vous continuez à
postuler auprès des employeurs potentiels, puis vous visez celui qui
occupe le poste convoité, vous organisez l'élimination de cet ultime
Concurrent. II ne reste plus qu'à attendre la convocation pour
l'entretien d'embauché.
Bien sur, ceux que vous éliminez ne le mérite pas, ils sont comme vous,
ce ne sont pas vos ennemis. L'ennemi, ce sont les patrons, les
actionnaires. Les actionnaires ne s'intéressent à rien d'autre qu'au
rendement, cela les conduit à soutenir des cadres de direction formés à
leur image qui gèrent des entreprises dont ils se moquent éperdument,
dirigent des effectifs dont la réalité humaine ne leur vient jamais à
l'esprit, prennent des décisions non pas en fonction de ce qui est bon
pour la compagnie, le personnel, le produit ou encore le client, ni même
pour le bien de la société en général, mais seulement en fonction du
bénéfice. C'est pourquoi les firmes saines, largement bénéficiaires,
riches en dividendes, licencient par milliers : pour extirper quelques
pourcentages de plus, pour paraître un peu mieux aux yeux de cette bête
à mille bouches qui maintient les cadres de direction au pouvoir, avec
leurs indemnités à un million de dollars, dix millions de dollars, vingt
millions de dollars. On sait tout cela, quand on a 53 ans et qu'on est
cadre chômeur, mais à quoi ça avance t il de le savoir ?
Si on se
syndique, si on milite, dans un syndicat ou un parti, ça ne donne pas de
boulot pour autant. Dites-vous lucidement : " Si je tue mille
actionnaires et si je m'en tire blanc comme neige, qu'est-ce que j'y
gagne ? Rien. Si je tue sept directeurs généraux dont chacun aurait
ordonné le renvoi d'au moins mille ouvriers dans des industries saines,
qu'est-ce que j'en tirerais ? Rien. Ce sont des ennemis mais pas un
problème ". Mon problème, c'est de trouver un emploi. Et pour cela, je dois
passer devant ceux qui menacent de prendre le nouveau poste que je vise,
à ma place. C'est de l'autodéfense, il s'agit de ma famille, de ma vie,
de mon crédit, de mon avenir, ces autres hommes ne sont rien pour moi, mais le système les a
mis sur ma route, il n'y a pas de place pour eux et moi, il n'y a qu'une
place, et ce sera eux ou moi. Il faut que j'aille vite, parce que mes
indemnités chômage sont en fin de droits : c'est le couperet. Et si je
ne vais pas vite, il y aura d'autres licenciements dans le métier qui
est le mien, il y a un créneau, un seul, il y a un individu qui occupe
mon poste, ma place, et six autres qui sont les mieux placés, qui me
menacent si le poste se libère, c'est mon problème, mon obligation de
régler cela. Il faut que j'aille jusqu'au bout, je ne peux pas m'arrêter
à moitié chemin, ça fait sept individus à éliminer, c'est la loi de la
concurrence. Ca ne peut pas se passer autrement, sinon, je suis foutu.
"Le couperet" :
Tout cela sort, non pas seulement de la vérité, mais d'un roman noir,
«Le couperet», écrit par Daniel Westlake, aux Ed. "Rivages thriller "
chez Payot. "Je ne suis pas un tueur, je ne suis pas un assassin, je ne l'ai jamais
été, je ne veux pas être une chose pareille, vide, sans âme et sans
pitié, ce n'est pas moi, ça. Ce que je fais, en ce moment, j'y ai été
contraint par la logique des événements, la logique des actionnaires, la
logique des cadres, la logique du marché, et la logique des effectifs,
et la logique du millénaire, et pour finir ma propre logique.
Montrez-moi une autre solution, et je l'adopterai. Ce que je fais en ce
moment est horrible, difficile effrayant, mais je dois sauver ma vie, ma
famille, mes enfants. Quand ils m'ont pris mon boulot, ils m'ont pris la
possibilité de rembourser mon prêt, de m'occuper de mes enfants, de
passer de bons moments avec ma femme. Un boulot, c'est un boulot, ce
n'est pas moi, mais c'est nécessaire. Les centaines qui travaillaient
là-bas, ensemble, on était les meilleurs amis du monde, comptant les uns
sur les autres, sans même y penser, nous avions toujours su que nous
pouvions nous faire confiance sur toute la ligne. Mais une fois
licenciés, tout a changé, nous sommes devenus ennemis, nous étions
concurrents et nous le savions, ça se voyait sur les visages, les gens
qui déjeunaient ensemble ont cessé de déjeuner ensemble, quand quelqu'un
vous disait : " - Tu as une piste ? Vous répondiez " non ", même si
c'était un mensonge, les amitiés ont cessé, les relations ont cessé,
c'était chacun pour soi...
Matti Altonen