GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

International – Europe

Ça sent le gaz, le pétrole... et le nucléaire

Nous l'avions déjà affiché dans le D&S n° 87-88, de sept-oct. 2001, "éradiquer le terrorisme fanatique religieux, oui, mais faire une croisade pour le pétrole, non". C'était plutôt bien vu, non ? Il a fallu attendre la "une" du Monde du 21 Octobre, pour y lire "Ben Laden, pétrole, drogue : la guerre et ses enjeux".

Certains prêtaient bonne foi à George W. Bush, croyant qu'il allait s'en tenir à viser ben Laden, à épargner les populations afghanes, à instaurer la démocratie, et qu'il n'y avait pas d'enjeu géo-économique de type pétrolier, gazier, etc... C'était passer d'un extrême à l'autre et d'une hostilité légitime aux politiques des dirigeants de Washington à un aveuglement sur leur générosité et leur fameux sens de la justice.

"Bons" et "mauvais" talibans...

Bush affirme qu'il attaque le "régime actuel" des talibans, celui du mollah Omar et de ben Laden mélangés, mais pas celui des talibans en général puisqu'il ne cesse d'en appeler à des "talibans modérés".

D'abord parce que Bush a passé un accord explicite avec Pervez Moucharraf, le général dictateur du Pakistan : il ne donnera pas le pouvoir à "l'Alliance du Nord" dont la base est tadjik, il associera les pachtounes, quoi qu'il arrive. C'est une condition pour obtenir l'appui d'Islamabad, mais aussi de la majorité apparente du peuple afghan qui ne veut pas voir revenir les Tadjiks, les Ouzbeks, les Hazarats, et les Turkmènes qui ont régné au début des années 90 à Kaboul et qui ont conduit le pays au désastre... au point que les talibans ont pu paraître comme des sauveurs.

L'Alliance du Nord du fameux commandant Ahmed Chah Massoud, loin d'être aussi progressiste qu'on le dit aujourd'hui, avait déjà enfermé les femmes dans les tchadri, et développé à fond la culture du pavot, tout en rançonnant les chefs de guerre qui ne faisaient pas acte d'allégeance... Donc, Bush a choisi une solution qui satisfasse son allié du Pakistan, et inclut obligatoirement les pachtounes, dont les talibans constituent une aile radicalisée. La diplomatie américaine travaille donc inlassablement à détacher des "talibans modérés pachtounes" pour participer au futur gouvernement, et ses buts de guerre sont surdéterminés par cela. Cela signifie clairement qu'il n'y aura pas de démocratie, pas de changement fondamental pour les femmes par exemple, mais uniquement que le régime devra seulement ne plus être hostile aux USA. C'est une condition et une visée minima.

Les "bons" sont pour le pipe-line Texan :

Il s'agit en gros, comme le précisait D&S n°87-88, d'en revenir quelques années en arrière quand l'installation des talibans était soutenue par la diplomatie américaine et qu'un accord avait été passé avec eux. C'était en janvier 1998 au nom du consortium Centgas (Central Asia gas) comprenant Unocal, compagnie texane, à 54 % et Delta, d'Arabie saoudite à 15 % (plus des compagnies japonaise, coréenne, pakistanaise, et le gouvernement turkmène). Le but était d'installer et exploiter un gazoduc de 1 400 km entre Daulatebad au Turkménistan et Karachi, en mer d'Oman.

Quelle est donc la différence entre les "bons" et les "mauvais" talibans d'hier et d'aujourd'hui ? Ceux qui signent avec Unocal et ne font pas de scandale anti-américain sont les "bons". Les mouvements féministes américains avaient d'ailleurs manifesté, en vain, contre Unocal. Ce ne sont pas les mauvaises mœurs des talibans vis-à-vis des femmes mais les attentats du 7 août 1998 à Nairobi et Dar es-Salaam qui obligèrent le gouvernement américain et Unocal à rompre le 21 août de cette année-là. Le jour même, Bill Clinton faisait bombarder pour la première fois l'Afghanistan et Unocal se retirait finalement en décembre 1998 du consortium Centgas.

Le Monde conclut : "Le gaz turkmène attendra la paix". Et comme "la paix" passe par les bombardements actuels...

Hydrocarbure, richesse potentielle pour les afghans...

Certains militants de gauche sincères, affirmaient carrément : "Les Américains, pour une fois, défendent la démocratie, on ne peut que les soutenir". "C'est nouveau", nous disait-on, "Bush, a compris que le monde ne supportait plus l'arrogance américaine" : alors il va dans une mosquée saluer l'islam, s'excuse d'avoir utilisé le mot "croisade", empêche Sharon de liquider Arafat, et fait larguer des sacs "humanitaires" (avec du beurre de cacahuète) pour les afghans.

Mais comment peut-on être aussi naïfs face à la machine de guerre de l'administration Bush ? Ses alliés principaux sont toujours les dictateurs pakistanais et les monarques du Golfe. A partir d'une cause juste, (imposer justice contre les assassins des Twin Towers), elle va projeter sa puissance et imposer son ordre (désordre libéral) dans cette région du monde pour les décennies à venir.

La construction des futurs pipe-lines donnera d'énormes royalties au régime de Kaboul : qui encaissera la manne n'est pas indifférent, c'est même un préalable à la construction des desdites installations (raffineries, stations relais, etc. Certes, aujourd'hui, "il n'y a rien" en Afghanistan, c'est un pays "à l'âge de pierre"...(la seule chose qui y soit moderne, ce sont les armes). Mais l'avenir est riche : l'Unocal veut arriver à ses fins. La région est appelée, au 21° siècle à se développer : stratégiquement située entre la Russie, la Chine et l'Inde, elle est un nouveau grand enjeu stratégique, économique, politique. Les sous-sols constituent après le Golfe, les plus grands réserves mondiales en hydrocarbures. Tout s'y emmêle, les peuples, les luttes nationales et religieuses, les trafics de drogue, les projets d'exploitation et de transfert du pétrole et du gaz (cf. D&S n° 87-88, et Le Monde diplomatique, novembre 2001).

Ce n'est pas un hasard si depuis un siècle et demi, les Britanniques puis les Américains, ont tant bataillé pour disputer l'influence sur la zone aux Russes, pour diviser afin de régner, pour s'assurer que les différents pouvoirs locaux leur sont bien subordonnés. Ils veulent tout simplement contrôler toutes ces terres intérieures comme ils ont contrôlé l'Arabie saoudite, et le Golfe.

Il faut ajouter qu'au moins six des grands pays directement concernés possèdent le savoir-faire et les moyens de la bombe atomique (Russie, Chine, Inde, Pakistan, Iran, Irak) et que, dans l'équilibre du monde, c'est un des secteurs les plus risqués pour un futur conflit nucléaire (lire la note de lecture sur "Affaires atomiques" de Dominique Lorentz, page...)

Quadrature du cercle :

Bombarder est la première solution retenue par l'administration Bush faute de relais solides sur le terrain. Sans relais, pas de renseignements, pas d'opérations terrestres facilitées, pas de soutien politique dans la population, risque majeur pour les soldats, risque d'enlisement militaire, incertitude sur le succès des opérations. Donc les bombardements ont été répétés en vagues massives prolongées. Or bombarder c'est évidemment s'aliéner durablement les populations : Bush a beau répéter qu'il est "l'ami du peuple afghan", qui peut y croire ? Les fameux et sinistres "dégâts collatéraux" suscitent des haines. Même si bombarder contribue à affaiblir les talibans et reste le seul moyen violent de donner confiance à leurs adversaires : aussi est-ce la première solution de facilité suivie par l'état-major de Bush.

L'autre solution serait de donner des armes à l'Alliance du Nord et s'appuyer sur elle. Inévitablement, une tentative d'action terrestre passe par ce choix. Il faut des zones d'opération, de repli, des territoires, un aéroport et, il n'y a qu'au Nord est que cela est possible. Encore faut-il y parvenir : dans la région de Mazar e-Charif, les talibans ont résisté de façon inattendue.

Comment faire sans perdre l'allié stratégique indispensable, le Pakistan, qui est violemment opposé à l'Alliance du Nord ? La dictature d'Islamabad déjà fragilisée, obligée de tirer presque chaque jour sur son peuple, ne veut surtout pas se mettre à dos les pachtounes qui constituent le groupe le plus nombreux en Afghanistan et qui sont numériquement et politiquement importants au Pakistan même.

Il faut dire que les moudjahidines de l'Alliance du Nord sont déjà parvenus au pouvoir au début des années 90, et ce fut un désastre total : batailles claniques et règlements de comptes, firent des dizaines de milliers de morts à Kaboul au point de susciter un phénomène de rejet massif par la population... qui facilita l'arrivée des talibans, perçus comme pacificateurs ! L'Alliance du Nord minoritaire, reste composée de bric et de broc, avec différents chefs de guerre, dont des fondamentalistes guère plus "progressistes" (avec les femmes notamment) que les talibans, d'anciens "communistes" (si on peut les appeler ainsi, car s'ils soutenaient les régimes pro-Urss, ils se sont retournés contre elles) et des fabricants de drogue... Rien là de tellement plus fréquentable...

L'Afghanistan était devenu, à partir de 1994, le premier producteur mondial de pavot avec le record de 4 600 tonnes d'opium en 1999. Ce sont les talibans de Kaboul et de Kandahar qui ont interdit les champs de pavot en 2000 et fait reculer la production de 82172 hectares à... 7606 hectares. Et aujourd'hui c'est l'Alliance du Nord qui contrôle 6342 hectares soit 83 % de la production.

Comme on le voit, il ne suffit pas d'en appeler au vieux roi Zaher Chah, âgé de 86 ans, ni de chercher à convoquer une assemblée de chefs de guerre pour finaliser une solution politique: il n'y a jamais eu de "démocratie" au sens où nous l'entendons, en Afghanistan, on n'y vote pas, il n'y a pas d'état, ni même de "sentiment national" unifiant, il y a une mosaïque de peuples, d'intérêts, de bandes armées, de traditions, de religions, de culture, qui cohabitent de façon conflictuelle sur un même territoire - délimité de façon arbitraire par les anciens colonisateurs britanniques.

Trouver une "solution politique" dans ces conditions, c'est réaliser la quadrature du cercle.

La démocratie ne s'exporte pas avec des bombes...

Sans pouvoir disposer des éléments de connaissance détaillée sur le terrain, ni des contacts permettant de mesurer les chances concrètes d'une solution politique, il est quelques principes qui sont certains : le premier c'est que l'apprentissage de la démocratie ne peut pas résulter de la guerre, mais au contraire de l'exercice de la paix et de l'amélioration des conditions qui permettent de vivre. La démocratie, c'est la mobilisation du peuple, l'action collective constructive, elle exige d'avoir à manger à sa faim, d'être en bonne santé, de disposer d'un toit, d'un travail, d'une culture élémentaire. Elle ne saurait, par définition, être contrainte. Elle se construit par adhésion, par conviction, c'est un mouvement conscient. Elle demande dans des pays en voie de développement, un soin extrême, un volontarisme puissant, une opiniâtreté prolongée. Le développement est tout autant la condition de la démocratie que la démocratie est la condition du développement. Cela demande une redistribution des richesses.

On avait calculé, du temps de la guerre du Vietnam, que les Etats-unis en prétendant "défendre la démocratie" à Saigon, dépensaient 50 000 dollars par "vietcong" tué, alors que dans toute une vie de travail, un Vietnamien ne pouvait espérer gagner plus de 9 000 dollars. Combien coûtent les bombardements en Afghanistan ? On ose à peine le mesurer à travers quelques chiffres extraordinaires : l'armée US vient de passer commande pour 400 milliards de dollars de nouveaux bombardiers derniers cris, elle se trouve déjà à court de munitions et réclame aux grands fabricants de missiles d'en multiplier la fabrication... Un Tomahawk à un million de dollars tue combien d'Afghans ? Est-ce que cela hâte l'arrestation de ben Laden ? Comment l'isoler si ceux qui l'entourent ont le sentiment qu'ils méritent des bombes plutôt qu'une véritable aide humanitaire ? Comment prouver qui est vraiment l'ami du peuple afghan ? Comment prôner la démocratie du haut des avions furtifs ?

Y a t il façon de faire autrement ?

Nous ne saurions donner des conseils pour mieux faire la guerre.

Oui, il faut éradiquer ce méprisable curé saoudien, mandarom dangereux, caché dans sa grotte, fou de dieu, avide de guerre de religion, qui veut tuer les mécréants du monde entier à coup d'avions remplis d'humains et transformés en bombe à kérosène ou à coup de bacille de charbon. Mais si cela doit, comme le dit Bush, "prendre un an ou deux ans", cela ne signifie pas, on l'espère, bombarder pendant deux ans. Donc d'autres moyens devront mis en oeuvre avec le temps, commandos, actions secrètes multiples, puis guerre terrestre, coups de main, avancées et reculs. Il faudra donc arriver à affaiblir, diviser l'adversaire, obtenir l'appui de forces significatives du peuple afghan pour isoler ben Laden et ses sbires. Ce sera plus dur pendant le ramadan et plus dur pendant l'hiver.

Comment mieux y parvenir sinon avec une politique économique engagée, avec des investissements susceptibles d'améliorer substantiellement le sort de ce peuple ? L'argent des longs et terrifiants bombardements, utilisé autrement, permettrait probablement d'aller plus vite au but. Pendant ce temps-là, il n'a été pris que des demi-mesures pour s'emparer de l'argent des terroristes : rien de sérieux contre les paradis fiscaux, rien de sérieux contre les Etats qui ont facilité le blanchiment des fonds (Grande-Bretagne, Luxembourg, Liechtenstein..).

Faire autrement, ce serait imposer la levée du secret bancaire, empêcher les détournements des pétrodollars, initier une politique d'ensemble différente dans toute la région : elle devrait reconnaître que ces peuples ont été spoliés durant des décennies de la richesse immense de leur sous-sol, seules les monarchies corrompues en ont profité avec l'aide principale de la Grande-Bretagne puis des Etats-unis. Et chaque fois que des partis, des syndicats, des démocrates, des nationalistes arabes ont critiqué, combattu, ces monarchies, ils ont trouvé les USA en face d'eux. Les émirats arabes unis, à commencer par le Koweït, sont des pays de dictature, d'apartheid et d'esclavage. La tyrannie de Riyad n'a rien à envier sur les talibans, ni pour les femmes, ni pour les tortures, ni pour les mutilations, ni pour l'obscurantisme. Jusque-là, ce sont les services américains qui ont encouragé le fanatisme religieux en guise de diversion aux revendications populaires légitimes. Pervez Moucharraf, le nouvel allié privilégié des Etats-unis est tout de même au pouvoir à l'issue d'un coup d'état contre un président élu... il était sanctionné pour avoir développé la bombe atomique pakistanaise, avoir encouragé le terrorisme au Cachemire, et sa dictature le classait au ban des nations... C'est ce terreau qui a permis aux différents réseaux ben Laden de proliférer. Il faut rompre avec cela si l'on veut arrêter les dégâts, et c'est vrai cela prendra du temps. Du temps pour rapprocher l'Inde et le Pakistan et trouver un compromis au Cachemire et au Sri Lanka. Du temps pour pacifier l'Asie centrale et la sortir des guerres rétrogrades de toutes sortes. Aider à mettre sur pied une mondialisation différente dans le respect des droits des paysans et des travailleurs qui produisent les richesses de ces pays.

Et puis, il y a actes urgents : imposer le respect des droits du peuple palestinien à un état et à vivre décemment sur ses terres, forcer la main à Israël pour que les accords internationaux soient respectés, là comme ailleurs. C'est cette politique d'ensemble qui aidera le peuple afghan (et les autres autour), à distinguer ses amis de ses ennemis, qui isolera complétement le terrorisme et ses sinistres corbeaux religieux de malheur.

Mais sont-ce là les buts de guerre de Georges W. Bush ? On peut répondre : non. Finalement, la traque légitime de ben Laden, c'est la vieille politique impérialiste qui se profile et les USA vont refaire en Asie centrale ce qu'ils ont fait dans le Golfe : leurs alliés, à Riyad, Islamabad, amis encore si récents des talibans, peuvent dormir tranquilles mais le monde n'en a pas fini ni avec les terroristes ni avec les effets néfastes de cette mondialisation-là.

Gérard Filoche

Document PDF à télécharger
L’article en PDF

Inscrivez-vous à l'infolettre de GDS




La revue papier

Les Vidéos

En voir plus…