GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

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Aux origines du rassemblement

À l'occasion des 80 ans du Front populaire, D&S tient à porter un éclairage particulier sur ces trois mois du printemps 1936, à l'issue desquels le sort des salariés français allait si radicalement changer. Ce mois-ci, nous revenons sur les origines du Front populaire, avant de traiter en mai la victoire électorale de la gauche, puis en juin ce qui fut, jusqu'à Mai 1968, le plus grand mouvement social de l'histoire de notre pays.

Dans les années 1930, la France traverse une crise profonde, qui est évidemment dû à la récession, mais qu'on ne saurait réduire à cette dernière. Début 1934, le fond semble atteint, entre marasme économique, scandales politico-financiers et montée de l'extrême droite. Deux ans plus tard, la gauche unie – au-delà même de ses frontières strictes – et portée par les masses populaires se dirige vers une victoire électorale annoncée. Que de chemin parcouru en quelques mois ! Retour sur une dynamique unitaire qui est devenu à bien des égards un véritable mythe à gauche.

Anatomie d'une crise profonde

La France est touchée tardivement par ce que l'on appelle communément la « crise des années 1930 », signe de sa faible exposition au retrait des capitaux américains. Les décideurs ont beau marteler que la France est à l'abri de la récession internationale grâce à ses tarifs douaniers et au débouché infini que constitue l'empire colonial, le pays entre dans la crise à partir de 1932. L'indice de la production industrielle passe alors de 121 en 1929 à 90 ( sur une base 100 en 1938). Pire, il stagne entre 1934 et 1936 après une légère amélioration due à la reprise mondiale. Le marasme agricole est quant à lui patent, notamment en raison de la chute des exportations de céréales. Les cours s'effondrent et, plus généralement, l'ensemble des prix chute. La crise française, moins violente que les récessions américaine ou allemande qui, selon S. Bernstein, touche « de plein fouet les entreprises capitalistes les plus évoluées », s'installe en revanche dans la durée.

Le chômage devient dès lors une réalité de masse. Selon l'historien G. Lefranc, « on recensait 425 000 chômeurs en 1935 ; les syndicats affirmaient que la réalité avoisinait le million ». Jacques Chabannes écrit le 23 janvier 1936 dans Regards, magazine proche du PCF, que « Limoges compt[ait] 8 000 chômeurs sur une population de moins de 100 000 habitants, ce qui fai[sai]t, avec les femmes et les enfants, 20 % environ de la population en chômage total. Quant au chômage partiel, autant dire qu'il attei[gnai]t tout le monde ». La classe ouvrière est évidemment la première touchée par le chômage et par l'érosion salariale – l'indice des salaires dans l'industrie et le commerce passe de 100 à 69 entre 1929 et 1935 –, mais le marasme et le désarroi touche l'ensemble du salariat, même ses couches les plus favorisées. Comme l'affirme encore en 1938 l'organisme d'éducation populaire de la CGT, même « avec [...] un baccalauréat, on peut attendre des années un emploi ».

L'impuissance des gouvernements face à la crise suscite la méfiance chez de nombreux Français. En outre, les milieux politiques sont éclaboussés par des scandales politico-financiers, en premier lieu les radicaux qui sont de toutes les combinaisons parlementaires depuis 1919. Le malaise social est exploité par les ligues d'extrême droite qui, malgré leurs divergences de fond, condamnent toutes le parlementarisme, jugé corrupteur, et le socialisme, considéré comme « l'anti-France ». Suite aux révélations fracassantes sur « l'affaire Stavisky », les ligues fomentent une émeute, le 6 février 1934, pour renverser le gouvernement du radical Daladier, alors soutenu par la SFIO. Ligues et anciens combattants défilent au cri de « À bas les voleurs ». Les manifestants se heurtent aux forces de l'ordre à la Concorde et pendant quelques heures, c'est le chaos à quelques encablures de l'Assemblée. Le gouvernement Daladier démissionne dans la nuit, et la droite reprend le pouvoir en formant un cabinet d'union nationale avec... les radicaux ! C'est la fin du néo-cartel des gauches.

Pour la gauche, l'émeute du 6 février est une tentative de coup d’État fasciste. Le PCF et la CGTU tentent bien d'instrumentaliser l'effroi populaire contre les radicaux et les socialistes le 9, mais sont contraints de se rallier à la contre-manifestation appelée par la CGT et la SFIO le 12 février. À Paris, selon S. Berstein, « les militants communistes se joignent au cortège socialiste, abandonnant estrades et orateurs communistes, et c'est aux cris de « Unité ! Unité ! » que les militants des deux partis défilent de concert ».

L'unité à gauche, enfin !

La campagne en faveur de l'unité commence dès les lendemains du 12 février. La direction de la SFIO a beau repousser, le 21, l'appel proposé par Pivert et Zyromski à « favoriser le mouvement vers l'unité d'action », les deux leaders du courant de gauche la Bataille socialiste (BS) n'y prêtent guère attention et, selon J. Kergoat, « impulsent imperturbablement des comités unitaires, arrondissement par arrondissement, localité par localité », dans la Fédération de la Seine qu'ils dirigent. Les comités antifascistes commencent à essaimer alors sur tout le territoire. En mai 1934, on en dénombre par exemple 74 dans le Lot et 70 dans l'Yonne.

Pourtant, cette campagne pour l'unité d'action a bien peu d'écho en mai lors du congrès socialiste de Toulouse où la BS, malgré Pivert, vote avec la majorité. Côté communiste, les dogmes sectaires de la « troisième période » sont rappelés avec force pour contrer les tendances unitaires qu'expriment de façon déformée la fraction de Jacques Doriot, le fantasque maire de Saint-Denis. Fin avril, Maurice Thorez intitule par exemple son dernier article à paraître dans L'Humanité avant son départ vers Moscou « Contre le bloc avec le social-fascisme ».

C'est dans ces dernières semaines du printemps 1934 que la volonté unitaire s'impose aux directions. Fin mai, puis à deux reprises en juin, le PCF se résout à proposer l'unité d'action à la SFIO honnie. Par deux fois, le parti dirigé par Léon Blum et par Paul Faure refuse l'offre au prétexte que les injures « antisocialo » continuent à fuser dans les rangs communistes. Le 19 juin, la direction de la SFIO considère « impossible la continuation des pourparlers ». Tout bascule à la fin du mois. La Conférence nationale du PCF entérine le 26 juin le mot d'ordre d'« unité à tout prix », mais surtout, la veille, la Fédération socialiste de la Seine conclut un accord d'unité d'action avec son homologue communiste. Le 2 juillet, le meeting parisien SFIO-PCF obtient un succès inespéré puisque 25 000 personnes s'y pressent et qu'il faut d'urgence investir un second lieu de réunion, la salle Bullier ne pouvant contenir à elle seule une telle foule.

La vanne est alors ouverte et les accords bilatéraux se multiplient en province. Le 7 juillet, Blum juge maintenant « impossible » de répondre par la négative aux communistes, d'autant que, le 14 juillet, lors d'une entrevue, Marcel Cachin se dit prêt « aux concessions les plus grandes ». Le 15, le CN de la SFIO accepte l'offre par 90 % des mandats, au nom de la lutte « contre le fascisme et la guerre ». Le pacte d'unité d'action est conclu officiellement le 27 juillet 1934.

De l'unité ouvrière au Rassemblement populaire

Contrairement à ce que prétend un mythe encore vivace selon lequel la dynamique menant au Front populaire aurait été impulsée par les sommets du PCF, la décision du tournant communiste a été prise à Moscou. Un virage aussi brusque, rompant frontalement avec la ligne ultragauche de l'IC qui eut pour seul mérite d'assurer la victoire du nazisme en Allemagne, ne pouvait être pris ailleurs que dans le bureau de Staline. Fin avril, avant son voyage en URSS, Thorez dénonçait encore, comme mécaniquement, dans L'Humanité le « vomissement social-démocrate ». De retour de Moscou, sans plus d'explication, il se dit favorable dans les colonnes de l'organe du PCF à « l'action commune immédiate » avec la SFIO.

Ce virage à 180 degrés, pour surprenant qu'il paraisse au premier abord, est aisément compréhensible. La bureaucratie soviétique avait enfin compris, plus d'un an après l'arrivée d'Hitler au pouvoir, que l'Allemagne nazie était pour elle un danger mortel. Pour sa propre conservation, la couche sociale monopolisant le pouvoir en URSS devait donc contracter une alliance solide avec les puissances occidentales hostiles au régime hitlérien. Elle n'avait guère le choix, tant sa soif de domination et son conservatisme l'isolaient toujours davantage des masses soviétiques et de la classe ouvrière internationale. Ce rapprochement que Staline entrevoyait avec les classes dirigeantes françaises et anglaises lui imposait de rompre avec la ligne du « social-fascisme » et de promouvoir une politique de bloc avec la social-démocratie, un pilier de la démocratie parlementaire et un possible intermédiaire entre lui et les dirigeants bourgeois.

Pour s'assurer le soutien militaire de la France en cas d'agression hitlérienne, Staline devait aller jusqu'à donner des gages au Parti radical, parti traditionnel de l'impérialisme français et partisan de la fermeté face au nazisme. Le 21 août 1934, une directive de l'IC est envoyée depuis Moscou au PCF pour que l'unité soit élargie « aux partis de la petite bourgeoisie et de la paysannerie ». Dévoué à ses puissants protecteurs, Thorez en appelle donc, à Nantes le 24 octobre, « à toutes les organisations ouvrières et paysannes, aux groupements radicaux hostiles à la réaction ». Selon J. Kergoat, par la grâce du Kremlin, le Parti de Daladier et d'Herriot est passé « du statut de « parti bourgeois » à celui de représentants des classes moyennes »... Les préventions des socialistes échaudés par la dérobade radicale de février sont aisément dissipées et les radicaux, malgré les protestations des plus droitiers d'entre eux, rejoignent le camp du Rassemblement populaire au printemps 1935.

Le rapprochement de l'URSS – et donc des communistes français – avec les dirigeants modérés, sanctionné par la conclusion du pacte Laval-Staline en mai 1935, ne pouvait pas ne pas avoir d'implication en termes programmatiques. Charge était en effet donnée au PCF de contenir le programme du Rassemblement populaire dans les limites acceptables pour les nouveaux « amis » de l'URSS, c'est-à-dire dans les limites de la propriété privée. Il est à ce titre significatif que, fin 1934, la CAP de la SFIO réponde aux premières propositions communistes sur ce point de la sorte : « il nous paraît impossible d'apposer la signature de notre parti et la signature du vôtre au bas d'un programme commun qui ne contient pas une seule mesure d'essence socialiste »... L'axe radicaux-communistes, au nom de la défense des intérêts des « classes moyennes », bloque toutes les réformes de structure défendues par la SFIO – à l'exception notable de la nationalisation des industries d'armement, accepté par tous au nom de la défense nationale. Il est entendu entre les trois partenaires qu'ils participeront au premier tour des élections législatives de 1936 sur leur propre orientation et que le vague programme du Rassemblement populaire « contre le fascisme, la misère et la guerre » ne sera brandi contre la réaction qu'à l'occasion du second tour.

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