GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

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Américan Death Trip

Ce n'est pas simple de vous conseiller de lire, de toute urgence, un livre de 853 pages. Surtout que c'est le tome n°2 d'"Américan tabloïd " qui n'est guère moins long. Mais si vous plongez dedans, vous ne le quitterez plus.

Trop vrai :

C'est la "cold" histoire des sixties amerlocks. Celle qui va de Dallas à Memphis. Celle des suites de la baie des Cochons jusqu'à l'offensive du Têt, qui part de l'assassinat de Kennedy (John) à celle de Kennedy (Robert) en passant par la mort de Martin Luther King. De 63 à 68 en fait.

Période intense de luttes de classes, (si, si, vous notez l'expression, ce fut la période où les USA risquèrent un " mai 68 ", une crise révolutionnaire) pendant laquelle les parrains (John Rosselli, Carlos Marcello, Sam G, Jimmy Hoffa, Moe Dalitz…) de la Mafia font-leurs-affaires-en-offrant-leurs-services. Défaits à Cuba le 1er janvier 1959, chassés par la révolution, ils appuient toutes les tentatives de reconquête. Puis, lorsque, résignés, ils tirent un trait sur leurs casinos de La Havane, c'est pour choisir de s'installer, dans l'ombre du milliardaire fou, Howard Hughes, et grâce à la double comptabilité des fonds de pension des caisses de retraite des camionneurs de Jimmy Hoffa, dans ceux de Las Vegas, pour ensuite, en liaison avec la CIA, vassaliser l'Amérique centrale.

D'abord, ils en veulent à Kennedy qu'ils accusent de capituler devant "le Barbu" et de les avoir trahis dans la reconquête de Cuba. (Ah que ça fait du bien d'avoir soutenu la révolution cubaine quand on lit ce livre !). Ils versent donc "au pot" pour l'exécution du traître John Kennedy et pour abattre ensuite tous les témoins gênants. Tout est mis en œuvre, pour impliquer le seul Lee Harvey Oswald, pauvre pantin qui se dit marxiste, (et a même vendu "The Militant" le journal du trotskiste Socialist Worker Party), qui se dit "pro-Fidel" et qu'on fait tuer devant les écrans, par Jack Ruby, tenancier de club louche, tenu par le fisc et lui-même terrorisé. Jack Ruby, avant de mourir d'un "cancer" en prison quatre ans plus tard, nous explique-t-on, reçoit quatre mille lettres d'admirateurs qui l'invitent à tuer aussi des nègres et des juifs. J. Edgar Hoover, grand patron du FBI, veille à ce que tous les doutes soient dissipés et Linton B. Johnson, successeur de John Kennedy, n'aura plus qu'à nommer la "commission Warren" pour confirmer l'enterrement. (Voir "JFK", le film).

"C'est la campagne de Bobby Kennedy, ministre de la justice, contre le "crime organisé" qui a condamné son frère" commente Ellroy dans une de " ses " phrases d'analyse politique. L'un des "héros", Ward Littell, avocat et comptable de la Mafia, l'affirme ainsi : "John Kennedy avait le baratin facile, avait de l'énergie à revendre, n'avait aucune droiture. Bobby, c'était la droiture faite homme. La vie de Bobby n'était que droiture". Par contre, le père des Kennedy, Joe, était lui-même de longue date, sinistre mafieux, roi en matière de détournement des caisses de retraite. La Mafia avait toutes les raisons de haïr le père qui l'avait roulé, et ses fils qu'elle avait laissé accéder au pouvoir, Bobby autant que John, et elle avait ouvert un appel d'offre pour tuer le renégat John. Edgar Hoover, chef du FBI, savait, laissait faire, organisait, appuyé sur la Mafia, il se débarrassait ainsi de ses ennemis, de "son" président, de ceux qui faisaient concession sur concession aux "nègres", aux "bamboulas", aux droits civiques, aux "barbus", et aux "niacs".

Car après Cuba, l'Amérique blanche s'engage au Vietnam pour suppléer aux françouses défaits à Dien Bien Phu. "Un, deux, trois Vietnam" avait écrit Che Guevara, assassiné en 1967 en Bolivie, et non cité dans le livre. Ce sont les années de l'escalade, (on passe de 3 000 "conseillers" envoyés par Kennedy pour Ngo Dinh Diêm à 500 000 hommes de troupes envoyés par Johnson pour soutenir Ngô Dinh Nhu, puis Nguyên Khanh, le régime sud vietnamien corrompu) et ce sont aussi les années des émeutes noires, à Watts, Détroit, Saint Louis, Chicago, New York, Baltimore, Washington et dans tous les ghettos de l'Amérique. Le Klu Klux Klan fait des ravages, le racisme anti-rouge, anti-black, anti-jaune, nourrit et multiplie les groupes néo-nazis, les malades de la gâchette, les tortionnaires, tous les givrés, manipulés par le crime organisé avec la bienveillance lucide des services de M. Hoover. La réaction s'inquiète des "cocos", des gauchistes, des libéraux, (au sens américain, "gauchiste" du terme), des mouvements pour les droits civiques des noirs et des chicanos. Dans le pays profond, abruti, alcoolisé, drogué, ignorant, la haine pousse à toute vitesse, et tout est fait par les manipulateurs de la Mafia et de la CIA, de leurs médias, pour la développer.

Le récit est vécu "de l'intérieur" des clans, des parrains, à travers les crimes et combines d'une petite dizaine d'hommes de main, des aventuriers intermédiaires, mercenaires et tortionnaires, eux-mêmes bornés et bernés, brutes et assassins, tueurs sadiques, aux calculs complexes et aux vues courtes. Pete Bondurant, un géant "françouse fêlé", déjà "héros" avec son compère Kemper Boyd (qu'il a été contraint d'exécuter) du tome précédent. Wayne Tedrow Junior, héritier d'un père brutal, raciste, chef du KKK, et traître en tous ses actes. Ward Littell, avocat torturé, ennemi intime des criminels qu'il sert brillamment et quelques autres. Jean Mesplède, autre français, le tireur d'élite qui réussit à Dallas ce qu'il avait échoué en tant qu'OAS à Clamart contre De Gaulle. Chuck Rogers, qui tue ses parents parce qu'ils trouvent son journal intime où il racontait la balle logée dans le cerveau de Kennedy. Bob Relyea l'homme du Klan du sud. Joe Stanton le trafiquant militaire d'héroïne entre le Vietnam et Las Vegas. Et tous les flics véreux, qui aident à transférer les fonds, à monter les opérations, que Mafia et CIA veulent mener à bien.

Par phrases brèves, répétitives, obsédantes, envoûtantes, par chapitres croisés, par tableaux successifs, à La Vegas, dans les Caraïbes, à Saigon, James Ellroy recrée le climat, vrai, totalement vrai.

Mondialisation impérialiste et guerre froide :

Ellroy vous fait vivre la haine qui a présidé à la victoire de l'impérialisme américain. Le mot "impérialisme" (dont on ne se sert plus aujourd'hui, à tort, remplacé par mondialisation, mais repris à l'époque par Martin Luther King quand il condamne l'agression américaine au Vietnam, une guerre raciale, une guerre contre les pauvres) y prend tout son sens : la supériorité de la race blanche, des préjugés du fric et de la violence qui doivent, bien entendu, écraser les cocos et gogos, les drogués et les pédés, les pauvres et les esclaves, le monde, l'humanité.

Si vous n'avez jamais traduit les lettres "CIA" par "chaîne internationale d'assassins", c'est un républicain, lui-même réputé d'extrême droite, et maître du paradoxe, James Ellroy, qui le fait pour vous. Il vous tient par la main pour dissiper toutes vos illusions si vous en aviez :

"LB Johnson : -Edgar, n'ai-je pas été un ami pour Martin Luther King ?

JE Hoover : -Si, monsieur le Président.

LBJ : - Alors pourquoi est-ce que cet enfoiré essaie de me la mettre quand je me plie en deux pour lui venir en aide ?

JEH : - Je n'en sais rien, monsieur le président.

LBJ : - Il représente pour ma putain d'existence une calamité encore pire que cette saloperie de guerre où je m'embourbe jusqu'aux genoux.

JEH : - Je vais introduire un sous-marin noir (dans son organisation). Il a travaillé pour moi en tant que chauffeur.

LBJ : -Dites-lui de conduire King au bord d'une falaise et de lui faire faire le grand plongeon.

JEH : - Je comprends votre frustration, monsieur.

LBJ : - je suis en train de me faire baiser des deux côtés. Je mène une guerre sur deux fronts contre un King et un enfoiré de Kennedy. "


Le langage ordurier permanent est plus qu'authentique et le monde entier, stupéfait, a pu le vérifier quand un certain nombre de bandes d'enregistrements de la Maison blanche ont été rendues publiques à l'occasion du Watergate. Le tout puissant milliardaire shooté et illuminé, " dit Drac ", "Comte Dracula", entouré de mormons, qu'était Howard Hughes, incarne dans le livre, le grand capital. Il est, tout au long du récit, en train de reconvertir ses actions de la TWA pour racheter, un à un, tous les hôtels de Las Vegas, suivi, surveillé, "doublé" par les parrains qui entendent bien, sous sa couverture, garder les fonds de "l'écrémage" des recettes liquide des casinos. Il combat le fisc, paie des "sosies" pour répondre à sa place aux convocations, change d'Etat en permanence, vit reclus, obsédé par "les microbes et les négros".

"Moins d'impôt, moins d'impôt" diront tour à tour Reagan et Bush. "No tips" lisez sur mes lèvres. Sur tant de lèvres.

Si vous avez des illusions sur les "fonds de pension" et les "caisses de retraites privées", lisez ce livre, ce n'est pas un polar en ce sens non plus, il vous montre comment, elles sont manipulées, et peuvent à la fois, écraser des grévistes, supprimer des personnels, blanchir les fonds mafieux, subventionner les causes criminelles les plus pourries. Si elle vous a échappé, vous comprendrez la différence entre un contrôle "privé" des retraites par "capitalisation" et le contrôle "public" des retraites par "répartition".

Ce sera Nixon :

1963-1968, aux USA, c'est la résistance féroce du pouvoir aux mouvements de libération nationale, aux mouvements pour les droits civiques, c'est la période où les mouvements sociaux sont ascendants dans le monde entier, une "onde longue" et où tous les moyens sont mis en œuvre pour les briser, d'Amérique latine en Asie du Sud-est. Un des hommes de main, Jean Mespléde, nous dit-on, a tué Lumumba, les autres ont monté toutes les opérations pour essayer de tuer Fidel Castro, et renverser la révolution cubaine, d'autres ont monopolisé le trafic de drogue au Laos afin d'obtenir du fric pour "la causa". Ils anticipaient les futurs transferts de fonds de "l'Irangate" qui servirent, sous Reagan à financer la guérilla de "basse intensité" contre les sandinistes nicaraguayens.

Pour Hoover, et les parrains, il s'agit non seulement de tuer Kennedy, fils de maffiosi qu'on a laissé aller au pouvoir et qui trahit leurs attentes, mais de tuer Luther King, et d'empêcher le frère, Robert, jugé encore moins contrôlable, de gagner la présidentielle de 68. Il s'agit de trouver un "bon" président qui, d'avance, s'engagera à gracier Jimmy Hoffa, qui ne mettra pas au premier rang de ses priorités le combat contre "le crime organisé", qui poursuivra les guerres nécessaires contre les "négros", les "niacs" les "cocos" et les "pédés drogués".

Bob Kennedy avait repris les propos de Luther King, dénonçant la guerre au Vietnam, ainsi que les revendications pour les droits civiques. Ellroy-le-Républicain révère Bob-le-Démocrate. Sans doute trop pour que cet aspect-là de son livre (roman ou Histoire ?) soit totalement crédible, hélas.

Alors, les parrains organisent le boulot : ils trouvent le "candidat" pour "l'opération lapin noir" (le nom de code pour l'assassinat de Martin Luther King), ce sera un détraqué qui ne rêve que de tuer des bamboulas, qui a passé la moitié de sa vie en prison pour des coups minables, qui se drogue et délire, c'est James Earl Ray, race blanche, 1 m 78, 72 kilos, né le 16/3/28 dans l'Illinois. Selon la même tactique, que pour Lee Harvey Oswald, il est pris en main, encadré, stimulé, poussé sur la voie de l'assassinat de King, et les hommes de la Mafia combinent tout de a à z.

Pareillement avec "l'arabe fou", Sirhan B. Shiran qui envoie depuis des mois des lettres d'insultes et des menaces de mort contre les "porcs juifs" et Bob Kennedy : "RFK doit mourir, RFK doit mourir, RFK doit mourir". Shiran Shiran, déjà bien timbré, est pris en main, encadré, poussé, piloté jusqu'au geste final : il tue Bobby Kennedy alors que celui-ci est tout juste désigné candidat démocrate pour l'élection de 68. L'un des maffiosi, Ward Littell, pour des raisons ambiguës, mais sûrement fondamentales pour l'auteur, aura essayé, en vain, d'empêcher cette fin.

Hoover et Johnson sont complices, et ont facilité la tâche des parrains pour finalement faire élire le républicain Nixon, Dick Tricky Nixon. C'est "l'american death trip "

"N'essayez pas de découvrir mes penchants politiques"

Interviewé à France inter, le 28 mars 2001, James Ellroy essaie de vendre, en France, son livre sur l'ambiguïté, comme il a vendu, d'ailleurs, tout le reste de son œuvre. (Sa mère assassinée, dépecée, et tous ses "polars" obsédés, noirs). Peu importe ce qu'en dit, en l'occurrence, l'auteur : "american death trip" est un chef d'œuvre anti-impérialiste, anti-capitaliste - démocratique. Pas anti-américain, jamais Ellroy ne vous dira cela, mais un des plus terribles, des plus efficaces "romans" contre cette super puissance immorale, sanguinaire, dictatoriale des actionnaires et des maffieux et de tous leurs larbins corrompus.

Sammy Davis Junior a le droit d'aller dans les hôtels de Las Vegas pour donner une caution "noire" à Howard Hughes, mais les "autres" noirs qui puent - sudation- en sont chassés et cantonnés à Vegas-Ouest, seul quartier où la vente de "la blanche" est permise par les parrains. Les "vedettes" des médias et du show-biz, Lenny Bruce, Rock Hudson, Sal Minéo, Rita Hayworth, Frank Sinatra, Léonard Berstein ... sont soumises, subordonnées, dans leur trip, à la loi des maffieux, le monde est structuré par les orgies, le chantage, la torture, les crimes odieux, les "scalps" des fidelistes, et un "ordre" moral qui dénaturent jusqu'aux moindres sentiments humains. Les femmes sont des esclaves assassinées par les maffieux avec "leurs hommes", mais elles sont présentées en fait comme les seules qui, dignement, résistent. Et les plus "progressistes" des "humains-assassins" de cette saga sont ceux qui louvoient, jouent double, triple, quadruple jeu, en feignant d'être réalistes, lucides, et de masquer leur désespoir. Un monde de serial-killers et de corruption : celui du pouvoir aux USA.

James Ellroy a promis de ne pas écrire sur la famille Bush dont il est proche : à propos de "W" (Bush junior) il déclare : "Je ne lui dicterai pas sa politique, il ne me dictera pas mes livres "

Tout cela, à quarante ans d'intervalle, n'a rien à envier à la Russie de Staline-Krouchtchev-Brejnev et de Poutine. Mais la description de l'Amérique du Nord ("cold") par James Ellroy est révolutionnaire. Elle vous encercle, vous obnubile, vous abat, vous stimule. Avez-vous les épaules assez solides pour lutter, ou, après avoir louvoyé, triché comme Ward Littell, vous tirez-vous une balle dans la tête ? Savez-vous résister aux brutes, machines à tuer, bouffeurs de moricauds, françouses fêlées comme Pete Bondurant, et Jean-Philippe Mesclede ? Ces puissances du diable ? Haine blanche et lapin noir, Hoover et LBJ, Carlos ou Jimmy Hoffa ?

Pourquoi il faut lire ce livre (et le précédent) en urgence ? Parce qu'ils sont révolutionnaires.

Gérard Filoche

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