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Allemagne 1918 : étrange Révolution de novembre #8

Malgré les multiples appels au calme lancés par le SPD désireux de sauver le Kaiser, malgré les tergiversations des dirigeants indépendants que Liebknecht sʼétait efforcé en vain de convaincre, la révolution allemande explose, le 3 novembre, sur les rives de la Baltique. Comme les bolcheviks lʼespéraient, le destin du monde allait se jouer en Allemagne. Le berceau du mouvement socialiste international, mais également là où « lʼUnion sacrée » lui avait fait le plus de mal...

Le prologue de la révolution a en fait déjà eu lieu en Würtemberg, où le mouvement ouvrier est influencé par les spartakistes, puisque cʼest un des leurs, Fritz Rück, qui y dirige lʼUSPD. Dès la fin septembre, un comité dʼaction clandestin de cinq membres – dont Rück et Thalheimer, un des futurs dirigeants du KPD avant sa « bolchevisation » – contrôle un vaste réseau de délégués dʼusine. Le 30 octobre, la section locale de lʼUSPD lance un manifeste pour la convocation dʼun parlement des conseils dʼouvriers et de soldats. Dans la nuit du 2 au 3, on tire les tracts appelant à la grève générale. Elle est effective le 4. Le comité de lʼusine Daimler de Stuttgart, élargi à dʼautres représentants élus, nomme alors Rück à sa tête et décide, selon Pierre Broué, « lʼorganisation dʼélections de conseils dans toutes les usines sur la base dʼun délégué pour 500 ouvriers »1.

En Allemagne du Sud, le processus révolutionnaire est lancé, mais cʼest au Nord que survient lʼétincelle appelée à embraser le pays en quelques jours.

Lʼétincelle venue de Kiel

Dans la flotte, lʼagitation a pour origine la propagation de rumeurs annonçant que lʼétat-major, dans un acte de déni criminel, se préparait à un baroud dʼhonneur en mer du Nord. Plusieurs manifestations se produisent à bord des vaisseaux. Des centaines de marins sont arrêtés et cinq navires sont dirigés sur Kiel. Le 2, lors dʼun meeting de protestation, Karl Artelt, membre de lʼUSPD condamné lʼan passé à cinq mois de prison suite aux mutineries qui avaient touché la flotte, propose lʼorganisation dʼune manifestation à terre. Le lendemain, le gouverneur Souchon fait tirer sur les marins venus libérer leurs frères dʼarmes. On déplore dix morts et une trentaine de blessés.

Le monument de Hans-Jürgen Breuste, installé dans le Ratsdienergarten de Kiel, commémore depuis 1982 la révolte des marins

Revenus à bord, les marins, sur proposition de Artelt, désignent en pleine nuit ce que Pierre Broué a raison dʼappeler « le premier conseil de la révolution allemande ». Le rapport de force bascule brusquement. Le lendemain matin, les marins arrêtent leurs officiers, puis désarment ceux que Souchon avait fait venir de Lübeck en renfort. Sous la menace des canons de la flotte, le gouverneur militaire, qui ne gouvernait plus grand chose, se voit contraint de relâcher les détenus et dʼaccepter la plateforme revendicative des mutins. Le 4 novembre au soir, le pouvoir est passé de facto dans les mains des marins révoltés qui hissent le drapeau rouge sur les navires de la flotte impériale défaite. À terre, les conseils de soldats sʼorganisent et la grève générale, appelée par les majoritaires et les indépendants, débouche, le 5 au matin, sur la désignation dʼun conseil ouvrier, à la tête duquel est placé Garbe, secrétaire du syndicat des métallos.

Au même moment, à Hambourg, lʼUSPD réclame la libération des marins emprisonnés, tout en sʼopposant vivement à lʼélection dʼun conseil ouvrier. Mais une poignée de matelots se résout dans le nuit à occuper le siège des syndicats et à appeler le lendemain à une manifestation sauvage qui rassemble rien de moins que 40 000 personnes ! Dans la soirée, un conseil ouvrier est constitué, tandis quʼune colonne de soldats menée par Paul Frölich prend dʼassaut la rédaction dʼun journal bourgeois et fait paraître une feuille proclamant que de ce jour date « le début de la révolution allemande, de la révolution mondiale ! »2. Cʼest en effet le début de lʼembrasement général.

Le 6, les conseils prennent le pouvoir à Hambourg donc, mais aussi à Brême. Le lendemain, cʼest au tour de Cologne, de Munich et dʼHanovre dʼen finir avec lʼAncien régime. Le 8, Leipzig, Dresde, Chemnitz, Düsseldorf, Francfort et Nuremberg passaient à la révolution. Comme le remarquent les auteurs de LʼHistoire illustrée de la révolution allemande (1929), avec peut-être une pointe dʼexagération, « la révolution vainquit sans opposition sérieuse. Même là où celle-ci était organisée, il nʼy eut point dʼaffrontements : toutes les classes lʼaccueillirent favorablement, parce quʼelle y reconnaissaient le meilleur moyen de mettre fin à une guerre irrémédiablement perdue »3.

Panique au sommet

Pour éteindre lʼincendie qui sʼétend dʼheure en heure, les sociaux-démocrates majoritaires sʼefforcent de convaincre leurs partenaires gouvernemntaux de la nécessité pour le Kaiser dʼabdiquer. Cʼest à les croire la seule solution pour sauver le trône et la dynastie. Les ministres modérés ayant refusé de les suivre, il ne reste plus aux dirigeants sociaux-démocrates quʼà convaincre Groener, le successeur à la tête des forces armées de Ludendorff – jugé indésirable par lʼEntente. Lors dʼune rencontre au sommet qui a lieu le 6, Ebert propose que lʼempereur confie la régence à lʼun de ses fils. Groener refuse formellement dʼenvisager cette option, malgré les leaders de la droite du SPD qui lʼexhortent à suivre le conseil de leur camarade en lʼassurant quʼune « grande partie de la sociale-démocratie allemande se satisferaient pleinement dʼun État monarchique assorti dʼun système parlementaire »4.

Cʼest alors que Scheidemann, jusque-là au téléphone avec Noske – le futur bourreau de la révolution –, entre dans la salle de réunion, pâle comme la mort, et déclare : « Le problème de lʼabdication nʼa plus désormais à être discuté. La révolution est en marche ». Il venait en effet dʼapprendre de son camarade de parti présent à Kiel pour le compte du gouvernement quʼouvriers et soldats venaient de sʼemparer du pouvoir à Hambourg et menaçaient les autorités locales à Hanovre. Le verbeux n° 2 du SPD de conclure sur un ton tragique : « Messieurs, lʼheure nʼest plus à la discussion, mais à lʼaction. Nous tous qui sommes ici, nous ne savons pas si nous serons demain encore sur ces sièges »5.

À lʼinstar de Scheidemann, les leaders du SPD les plus avisés sont en train de tourner. Au matin du 7 novembre, Ebert et David rencontrent bien le chancelier qui écrivit dans ses Mémoires quʼil eavait eu affaire à « deux personnalités pour qui ne jouait aucune considération de parti dans les moments de danger national ». Mais il nʼempêche ! La déferlante révolutionnaire rend vite caduques les moindres concessions arrachées par les majoritaires aux cercles impériaux. Selon Scheidemann qui sʼexprime devant ses collègues ministres lʼaprès-midi, sʼil « semblait quʼun modus vivendi pût être trouvé, tout cela est dépassé ». Les nouvelles venues du Nord et les récentes dispositions répressives prises par les autorités militaires de Berlin ont en effet accru la combativité populaire. Le leader social-démocrate propose une plateforme dont il annonce que son acceptation conditionne la participation du SPD au cabinet en sursis. Ce texte en forme dʼultimatum exige lʼabdication du Kaiser, la liberté de réunion et le renforcement de lʼinfluence sociale-démocrate dans le gouvernement.

Face au refus de ses collègues, Scheidemann, navré, maintient la position de son parti, acte la rupture avec les partis modérés et fait ce aveu confondant : « Le Chancelier, et vous-même, Messieurs, vous devez reconnaître que nous avons fait tout ce qui était entre notre pouvoir pour contenir lʼagitation des masses »6.

Berlin à la traîne

Pendant ce temps, cʼest lʼirrésolution qui caractérise les dirigeants se situant à la gauche du SPD. Réuni le 4 novembre à lʼannonce des événements de Kiel, le noyau des délégués révolutionnaires a repoussé la proposition faite par Liebknecht et Pieck de préparer lʼinsurrection pour le 8 ou le 9, au prétexte quʼil sʼagit là de jours de paie... Le 6, le leader spartakiste échoue de nouveau à convaincre les délégués berlinois de préparer le soulèvement par des manifestations de masse. On se contente de fixer la date de lʼinsurrection au 11, sans assortir cette décision dʼun plan dʼaction concret.

Le lendemain, une réunion au sommet a lieu au siège de lʼUSPD. Les principaux dirigeants indépendants (Brass et Dittmann notamment) y critiquent vivement la décision, pourtant bien vague, prise la veille. Haase, le président du parti, sceptique sur lʼexplosion imminente dʼun mouvement révolutionnaire, qualifie le soulèvement de Kiel dʼ« explosion impulsive » et annonce quʼil a promis à Noske de ne rien faire qui ne puisse compromettre « lʼunité » entre les deux partis sociaux-démocrates. Liebkecht reprend inlasssablement son argumentaire, mais cette fois-ci avec une véhémence toute nouvelle, et il finit par fustiger « le mécanisme grossier des fabricants de révolution ». Selon Pierre Broué, « une fois de plus, Däumig, Barth, Richard Müller, lui tiennent tête. La décision dʼinsurrection pour le 11 est maintenue. Il est décidé que lʼexécutif indépendant en prendra, en tant que tel, la responsabilité dans un appel public, mais également quʼil nʼy aura aucune action avant le jour J »7.

Le 8 au matin, la situation devient intenable pour Liebknecht qui ne renonce pas à convaincre quelques ténors indépendants susceptibles de faire pencher la balance du côté de lʼinsurrection, dont Daümig sondé le matin même. Il paraît maintenant impossible de retenir les ouvriers chauffés à blanc. Par ailleurs, les majoritaires honnis ont senti le vent tourner et, depuis leur rupture tactique avec le gouvernement de Bade, ils se démènent pour prendre la direction de ce mouvement de masse quʼils avaient jusque-là tout fait pour éviter. Enfin, les menées de la police impériale constituent une véritable épée de Damoclès au-dessus de la tête des dirigeants – certes clandestins, mais tous bien connus – de cette insurrection qui se cherche. Les délégués révolutionnaires, à lʼannonce dʼune première arrestation de lʼun des leurs, délocalisent leur réunion quotidienne dans les locaux de lʼUSPD au Reichstag. Daümig est interpellé à son tour sur le chemin avec les plans de lʼinsurrection. Impossible, dès lors, de reculer, puisque le pot aux roses est en passe dʼêtre découvert. Les dirigeants louvoient pourtant, arguant du départ de Haase pour Kiel. Cʼest Barth qui, en lʼabsence de Liebknecht auquel il sʼétait vivement opposé ces derniers jours, convainc ses camarades de franchir le Rubicon.

Un tract laconique appelant au renversement du régime impérial et à lʼétablissement dʼune république des conseils est rédigé en toute hâte. Dix noms sont apposés au-dessous : Liebknecht et Pieck pour Spartakus, Haase, Ledebour et Brühl pour lʼUSPD, ainsi que Barth, Franke, Eckert, Wegmann et Neuendorf pour les délégués. Au même moment, les spartakistes, qui avaient décidé de mettre la gauche indépendante et les délégués devant le fait accompli, rédigeaient leur propre appel signé par Liebknecht et Ernst Meyer. Le soir même, une réunion de leurs « hommes de confiance » dans les usines convainquait définitivement lʼaréopage majoritaire que les ouvriers étaient prêts à lʼaction pour le lendemain. Comme le note judicieusement Pierre Broué, « la révolution est désormais lancée. Ceux qui la voulaient et cherchaient à la préparer, ceux qui la désiraient mais qui nʼy croyaient pas [...], ceux qui ne la voulaient pas et lʼavaient jusquʼau dernier moment combattue, vont, ensemble, prendre le train en marche »8.

Le jour J

Le spartakiste Jacob Walcher, futur dirigeant syndical et communiste, raconte dans un témoignage inédit quʼil attendit impatiemment, en compagnie ses collègues débauchés aux aurores à la porte de leur usine, un hypothétique cortège de manifestants aux abords de la Potsdamer Platz, le matin du 9 novembre. Las dʼattendre, le petit groupe prit un tramway vers le Nord. Walcher raconte : « Cʼest dans le quartier de Wedding que nous vîmes ce que nous avions espéré découvrir à la Postdamer Platz. Un immense cortège de manifestants qui se dirigeaient vers la Chausseestrasse et le centre. Pas de cris. Les manifestants avaient un air de gravité. Nulle part on ne voyait des policiers »9.

Karl Liebknecht s'adresse à la foule le 9 novembre à Berlin

En cette matinée historique, des centaines de milliers de manifestants prirent d’assaut les centres du pouvoir que nombre de leurs défenseurs avaient désertés. Le Deuxième Reich recevait là le coup de grâce. Une première colonne, conduite par le populaire député Adolf Hoffman, indépendant de gauche qui avait participé à la conférence internationaliste de Zimmerwald trois ans plus tôt, prit l’Hôtel de Ville. Une deuxième colonne, menée par le social-démocrate révolutionnaire Emil Eichhorn, également membre de lʼUSPD, a ouvert les prisons et occupé la préfecture de police. La colonne dirigée par Karl Liebknecht, le drapeau vivant de la révolution et de la lutte contre la guerre, investit quant à elle le palais impérial. Le social-démocrate à poigne Otto Wells, agissant de sa propre initiative, sʼétait rendu à la caserne Alexandre et avait obtenu la neutralité de la garnison. Dans les faits, selon Pierre Broué, « on ne tirera que dʼune caserne ». On dénombra quatre morts dans les rangs des manifestants, dont « lʼun des responsables spartakistes des jeunesses de Berlin, Erich Habersaath, ouvrier de chez Schwartzkopff »10.

Pour ne pas perdre la main sur ce soulèvement animé par des membres de lʼUSPD – mais non pas ses chefs –, les « majoritaires » se démènent. On fait savoir que, sur proposition dʼEbert, le SPD propose au parti indépendant de partager de futures responsabilités gouvernementales. Cette annonce soudaine a le mérite de plonger les pusillanimes dirigeants de lʼUSPD dans des abîmes de perplexité au moment où la nécessité de lʼaction devenait impérieuse. En fin de matinée, les « majoritaires » constituent en toute hâte un comité « maison », rebaptisé pour les besoins de la cause « conseil dʼouvriers et de soldats », composé de douze travailleurs triés sur le volet – évidemment tous membres du parti –, auxquels on a veillé à adjoindre les politiciens retors que sont Ebert, Braun, Wels et Eugen Ernst. À la mi-journée, cʼest au nom de ce « conseil » que le Vorwärts publie une édition spéciale appelant les salariés à la grève générale... qui est une réalité depuis près de cinq heures ! On peinera à trouver dans lʼhistoire du mouvement ouvrier une récupération plus éhontée dʼune telle mobilisation de classe... Les tergiversations des leaders indépendants, qui se déchirent sur la question de la participation à un gouvernement purement « socialiste », ont permis au SPD, pourtant placé dans une situation très délicate, de se ressaisir. Investi chancelier par Max de Bade, démissionnaire, mais qui a pris sur lui dʼannoncer lʼabdication de Guillaume II, Ebert réitère vers 13 heures sa proposition à lʼUSPD, qui promet une réponse pour... 18 heures ! Difficile dʼêtre davantage à la remorque des événements...

Car le cours de lʼhistoire sʼaccélère. En début dʼaprès-midi, sous les assauts des soldats et des ouvriers en armes, la prison de Moabit est prise et les prisonniers politiques sont libérés. Le premier objectif des manifestants est atteint. Il est temps pour eux de converger vers le Reichstag. À la vue de cette foule immense sous leurs fenêtres, les députés bourgeois supplient Scheidemann dʼinterrompre son déjeuner pour sʼadresser aux manifestants. Il y consent à regret. Appelé à la rescousse pour calmer la foule, le n° 2 du SPD, probablement enivré par les clameurs, sʼemporte. Il annonce à ses risques et périls la constitution dʼun « gouvernement ouvrier, auquel participeront tous les partis socialistes » et proclame la « république allemande » en vouant aux gémonies « le vieux monde vermoulu et la monarchie »11... quʼil sʼétait employé à sauver ces derniers jours ! Malgré sa vanité proverbiale, Scheidemann plus tard reconnut dans ses Mémoires que ses collègues ne lui surent pas gré de cette tirade, puisquʼEbert lʼaurait vivement sermonné en lui rappelant quʼil nʼavait « pas le droit de proclamer la république »12.

Ebert se trompait. Son collègue – certes sans le savoir – avait agi avec un esprit dʼà-propos inégalé dans la suite de sa carrière. Ce nʼest en effet que deux heures plus tard quʼà quelques centaines de mètres de là, depuis une fenêtre du Château, Liebknecht proclame « la république socialiste libre dʼAllemagne ». La démagogie dʼun Scheidemann vitupérant des « ennemis du peuple » quʼil avait conseillés jusquʼà la dernière minute pourrait faire croire à une malheureuse redite. Il nʼen était rien. Les deux républiques proclamées ce jour-là – lʼune conservatrice et bourgeoise, lʼautre démocratique et sociale – étaient aux antipodes lʼune de lʼautre.

Dualité des pouvoirs ?

Malgré leur habile tournant, les leaders sociaux-démocrates sentent le sol se dérober sous leurs pieds. Scheidemann, dépité, nʼa-t-il pas déclaré au journaliste Theodor Wolff dans les jours qui suivirent la révolution que les indépendants avaient maintenant le pouvoir ? Et son collègue Landsberg dʼajouter : « Haase est beaucoup plus fort que nous »13 ? La constitution dʼun conseil ouvrier bidon et le soutien après coup donné à lʼinsurrection avaient permis au SPD de se maintenir au pouvoir, voire de sʼy hisser seul, puisque les partis bourgeois étaient pour un temps hors-jeu. Mais pour ne pas être balayés par les masses dans les jours à venir, Ebert et Scheidemann savaient quʼils devaient impérieusement sʼallier aux chefs indépendants qui avaient la confiance des travailleurs berlinois.

Ces derniers, après des heures de palabre – où Ledebour, vent debout à lʼidée dʼune alliance avec les « majoritaires », sʼillustra tout particulièrement –, mettent six conditions à leurs participation. Mais les chefs sociaux-démocrates, conscients des divisions au sein de lʼexécutif indépendant, annoncent quʼils nʼen acceptent que deux tout en rappelant à leurs frères ennemis que le temps presse. Le 10 au matin, malgré les réponses négatives ou évasives des « majoritaires », la constitution dʼun cabinet paritaire est finalement actée par une direction de lʼUSPD sous pression14. Il y aura donc trois « commissaires du peuple » indépendants (Haase et Dittmann pour la droite, Barth pour la gauche) et trois SPD (Ebert, Scheidemann et Landsberg).

La veille, les délégués révolutionnaires, rejoints par plusieurs centaines de représentants des ouvriers insurgés, sʼétaient réunis à22 heures au Reichstag sous la présidence de Barth. Ils avaient décidé dʼappeler les salariés et les soldats à désigner des délégués à lʼAssemblée générale des conseils berlinois qui serait convoquée au cirque Busch le 10 au soir15. Les « majoritaires » profitèrent de cette journée de délai pour construire à la hâte des « conseils » dans les casernes qui leur étaient favorables. Comme le résume bien le militant révolutionnaire britannique Chris Harman, cette activité fiévreuse consista à insinuer « à des soldats politiquement naïfs que quiconque mettait en question lʼunité inconditionnelle entre les différents partis « socialistes » était un scissionniste, voire un saboteur ». Dans la journée, le Vorwärts titrait fort à propos : « Pas de lutte fratricide ». Les sociaux-démocrates firent par ailleurs en sorte que « leurs » délégués arrivent en avance au cirque Busch pour occuper le parterre et forcer les représentants ouvriers, plus expérimentés politiquement, à se masser dans les balcons16.

La réunion du cirque Busch, ainsi « préparée », fut un fiasco pour les révolutionnaires. Ebert, jaugeant à merveille lʼassistance, fit un tabac en exhortant les deux partis socialistes à marcher dʼun même pas. Haase se contenta de répéter, avec moins de souffle que le président du SPD – qui nʼétait pourtant pas connu pour ses harangues –, cet appel convenu à lʼunité. Vient ensuite le tour de Liebknecht. Il prit à rebrousse-poil cet auditoire majoritairement favorable au SPD en rompant avec lʼunanimisme des deux premiers orateurs et en évoquant les agissements de la contre révolution. Il fut plusieurs fois interrompu par des délégués hostiles notamment lorsquʼil dénonça, pourtant à juste titre, « ceux qui march[ai]ent aujourdʼhui avec la révolution et qui avant-hier étaient ses ennemis »17. Il faut dire que le leader spartakiste avait fort à faire. Selon plusieurs témoignages concordants, nombre dʼinterruptions avaient été préméditées et proférées par des « hommes de confiance » du SPD dans les casernes...

Le chef des délégués révolutionnaires, Richard Müller, proposa ensuite aux présents dʼélire au Comité exécutif des conseils berlinois les leaders de lʼinsurrection, cʼest-à-dire neuf indépendants et spartakistes, dont Ledebour, Liebknecht et Rosa Luxemburg (en lieu et place de Daümig qui venait de se récuser). Une vois sʼéleva alors de lʼassemblée pour exiger la parité au sein de cette instance de direction, à lʼinstar de ce qui prévalait depuis quelques heures pour le gouvernement. Richard Müller sʼy opposa vivement et Barth surenchérit en se déclarant hostile à un partage des responsabilités avec « ceux quʼil a fallu hier matin faire sortir des usines le browning à la main »18... Mais, les deux délégués durent constater que leur orientation recueillerait une minorité de suffrage en cas de vote nominal.

La réunion devint à partir de là extrêmement houleuse. Finalement, selon un compte-rendu sténographique de la séance, lʼassemblée du cirque Busch décida « à une énorme majorité que le Conseil ouvrier sera désigné sur une base unitaire »19. Le Comité exécutif fut donc composé de douze soldats – tous membres ou sympathisants du SPD –, et de six délégués pour chacun des deux partis socialistes. Lʼarithmétique est parfois cruelle : les « majoritaires » disposaient des trois quarts des sièges dans lʼinstance suprême de lʼinsurrection quʼils avaient dʼabord combattue avec acharnement, puis quʼil sʼétaient ensuite efforcés de canaliser. Le ver de la réaction était déjà dans le fruit à peine mûr de la Révolution de novembre, mais tout était encore possible.

Cet article de notre camarade Jean-François Claudon est à retrouver dans la revue Démocratie&Socialisme de novembre 2018 n° 259

Notes

1.Cité dans Pierre Broué, Révolution en Allemagne, Éditions de Minuit, 1971, chap. VIII.

2.Voir Chris Harman, La révolution allemande. 1918-1923, La Fabrique, 2015, p. 63-64.

3.LʼIllustrierte Geschichte der deutschen Revolution (1929, réed en 1970 en RFA) est récemment parue en français, dans une version partielle, sous le titre suivant : Paul Frölich, Rudolf Lindau, Albert Schreiner & Jakob Walcher, Révolution et contre-révolution en Allemagne. 1918-1920. De la fondation du Parti communiste au Putsch de Kapp, Éditions Science marxiste, coll. Documents, Montreuil, 2013. La citation se trouve p. 5.

4.Cité dans Gilbert Badia, Les spartakistes. 1918 : lʼAllemagne en révolution, Aden, Bruxelles 2008 (1ère éd. 1966 dans la coll. Archive chez Julliard), p. 59.

5.Ibid.

6.Pour ces trois citations, ibid., p. 63-66.

7.Voir Pierre Broué, op. cit., chap. VIII.

8.Ibid.

9.Témoignage inédit du dirigeant syndical et communiste Jacob Walcher, cité dans Gilbert Badia, op. cit., p. 74.

10.Pierre Broué, op. cit., chap. VIII.

11.Le discours de Scheidemann, tout comme celui de Liebknecht cité plus loin, est consultable à lʼadresse suivante : http://j.poitou.free.fr/bln/p-doc/1918.html.

12.Cité dans Chris Harman, op. cit., p. 67. Pierre Broué, qui renvoie aux Mémoires de deux futurs chanceliers sociaux-démocrates (Philipp Scheidemann et Hermann Müller), est beaucoup moins explicite.

13.Sur les confidences des deux commissaires du peuple « majoritaires » à Theodor Wolff, voir ibid., p. 75.

14.La lettre de lʼUSPD et la réponse des « majoritaires » ont été publiées par le Vorwärts dans ses éditions du 10, puis du 11 novembre. Cf. Gilbert Badia, op. cit., p. 85-86. Selon cet auteur, pour les Indépendants, « cʼétait en fait une première capitulation».

15.Voir sur ce point Pierre Broué, op. cit., chap. VIII.

16.Voir ibid. et Chris Harman, op. cit., p. 70.

17.Cité dans Gilbert Badia, op. cit., p. 89-90. Lʼauteur a pu consulter le sténogramme inédit établit par un auditeur de la réunion.

18.Ibid., p. 92.

19.Ibid., p. 93.

 

 

 

 

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