GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

Economie Théorie Histoire

90 ans après : le Congrès de Tours revisité (III)

  • Suite de 90 ans après : le Congrès de Tours revisité et Le Congrès de Tours revisité (II)
  • Tractations à la Santé :

    Pendant l'automne, les négociations allèrent bon train entre les chefs de la Reconstruction et le tandem Loriot-Souvarine, emprisonné à la Santé suite à l'échec de la grève générale de mai. Bien qu'en capacité de regrouper la majorité des mandats sur son seul nom et auréolé de l'appui des Russes, le « Comité de la IIIe Internationale » louvoyait. Souvarine, écrivant 60 ans plus tard, indique que, dès le congrès de Strasbourg, en février 1920, la gauche était majoritaire et seule l'attribution en bloc à la droite des voix d'un Nord pourtant acquis à l'adhésion explique la courte victoire des reconstructeurs sur un Comité qui, aux dires de son secrétaire, aurait très bien « pu [se] passer de toute alliance avec la tendance dite "Cachin-Frossard" ». Pourquoi dans ce cas cette alliance avec les chefs reconstructeurs considérés par la gauche comme des politiciens peu sûrs ? Pour Souvarine, « tout simplement [parce] qu'à cette date, la conviction était générale [….] que les trois secrétaires du Comité de la Troisième Internationale allaient subir en justice une lourde condamnation injustifiable qui les priverait pour longtemps de toute possibilité d'action politique ». Bref, pour un Comité rendu momentanément acéphale par la répression et par la mort aussi tragique que mystérieuse de Raymond Lefebvre lors de son retour du IIe congrès mondial, il « fallait composer, pour un temps (croyait-on), avec la fraction Cachin-Frossard ».

    L'explication par l'accident, que propose au soir de sa vie un Souvarine ayant rompu avec le marxisme, est toutefois insuffisante. Il ne faut en effet pas oublier que les dirigeants de la gauche, représentant à merveille cette jeunesse socialiste « née de la guerre », étaient peu connus des militants par rapport aux grands orateurs reconstructeurs. Plus fondamentalement, malgré son ascendant moral sur ces derniers, le Comité était bien obligé de réaliser le plan d'alliance avec le centre du parti ratifié à Moscou pendant l'été, moment où le rapport de force interne était moins nettement en faveur de la gauche et l'alliance d'autant plus nécessaire. D'où le texte de la motion dite « Cachin-Frossard », qui cherche à atténuer au maximum la portée des si drastiques « 21 conditions » exigeant la subordination des syndicats au parti, l'exclusion des « sociaux-chauvins », ainsi que des centristes, l'octroi aux pro-bolcheviks d'une confortable majorité...

    Selon Rappoport, guesdiste original gagné à l'adhésion, les conditions de l'Internationale ne furent pas « acceptées telles quelles, mais "reconstruites" selon la vieille méthode diplomatique des concessions mutuelles ». Contrairement à tout ce qui a été écrit ou colporté de façon anachronique à propos du congrès de Tours, les 21 conditions n'y ont jamais été acceptées et encore moins acclamées. Nous sommes alors en 1920 et les partis de l'Internationale n'étaient pas encore peuplés au sommet de créatures se conformant servilement aux oukases de Moscou... Souvarine a le mérite de la clarté lorsqu'il note que la gauche accorda aux reconstructeurs « quelques concessions d'importance secondaire et scella ainsi l'alliance des deux tendances contre l'approbation des vingt-et-une conditions, la modification de celle qui avait trait au rapport du parti avec les syndicats, [...] l'abandon par le comité du droit aux deux tiers des sièges des organismes directeurs, la transformation de l'exclusion a priori de certains centristes en exclusion a posteriori entraînée par le refus d'accepter les résolutions du congrès ». L'esprit et la lettre de la motion finale dite « d'adhésion » sont bien loin de l'image d'Épinal d'un parti courbant l'échine devant l'Internationale et le parti russe...

    Les forces en présence :

    Les pourparlers estivaux du Parti avec Moscou, le ralliement de Frossard et de Cachin à l'Internationale Communiste et le rapprochement de leur fraction et du Comité : tant d'évènements qui, mis bout à bout, rendaient la scission inévitable de fait. Mais, sous l'écume des événements, se dissimulent des raisons profondes. La crise du socialisme français était bel et bien là, lancinante et insidieuse. Relisant l'histoire récente du parti, Frossard le dira, du haut de la tribune de Tours : « depuis quatre ans, notre discipline s'est peu à peu dissoute, notre unité n'est plus que le manteau de nos divisions ». De nombreux socialistes partisans de l'adhésion à la Troisième Internationale acceptaient l'idée de la scission, mais à la condition qu'elle se fasse le plus à droite possible. Rompre avec les apôtres du « socialisme de guerre » semblait aller de soi pour une forte majorité de ce parti rajeuni et fort de près de 180 000 adhérents. La droite du parti, consciente que le courant d'adhésion emportait tout sur son passage, s'est rassemblée à l'automne autour de deux pôles. Au moment où Blum, Bracke et Sembat rédigent de leur propre initiative, autour de Paoli, un texte doctrinal visant à s'opposer théoriquement à la motion Cachin-Frossard, le courant droitier de Renaudel, organisé autour du bulletin La Vie socialiste, se décide à combattre violemment le bolchevisme et ses émules français. Le 13 novembre, le groupe de Renaudel se déclare prêt à soutenir la motion Paoli-Blum et, le 6 décembre, trois semaines avant le congrès, le « Comité de résistance socialiste à l'adhésion » rend public son manifeste.

    Face à une droite organisée en fraction et prête à défendre les acquis su « socialisme de guerre », aux yeux de la masse des militants aspirant à une profonde régénération du parti, il fallait conserver en son sein tous les ténors de la minorité de guerre qui avaient si courageusement combattu aux temps honnis de l'« Union sacrée ». Mais ce scénario cousu de fils blancs ne prenait pas en compte les contradictions qui traversaient depuis le début de l'année et le congrès de Strasbourg la majorité centriste. Le 8 octobre 1920, l'hypothèse d'une scission a minima s'écroule : c'est l'implosion du Comité de la Reconstruction. Cachin et Frossard, suivis de Renoult et d'Amédée Dunois, le quitte, sans pour autant adhérer au Comité de la Troisième Internationale. En maintenant une perspective strictement reconstructrice qui privilégie la création rapport de force entre socialistes occidentaux et bolcheviks russes, en participant de ce fait au congrès international de Berne, Longuet se marginalise incontestablement. Fin tacticien, Renaudel comprend immédiatement qu'en signant le manifeste du congrès centriste de Berne, Longuet s'est « dressé irrémédiablement contre les IIIe internationale », ce qui risque de « déstabiliser les partisans de l'adhésion ». Les cartes sont incontestablement redistribuées.

    A Tours ne s'affronteront non pas deux, mais trois motions. Le camp de l'adhésion doit y faire face non seulement à la « Résistance », mais également à une « Reconstruction » maintenue. En novembre 1920, l'espoir d'un congrès de clarification, opposant une droite réformiste et belliciste à une gauche prônant un socialisme régénéré, n'est plus de mise. Les considérations tactiques, les discussions de couloir et les postures politiciennes prennent le pas sur le débat d'orientation à même de définir une stratégie et une tactique correctes. Ainsi, en octobre, Sembat conseille Blum de la sorte : « évitons de nous coller trop aux reconstructeurs, gardons-nous en bien, car […] plus ils lutteront contre les vingt-et-une conditions, plus pour se faire pardonner, ils taperont sur nous, sur le "socialisme de guerre", etc. »... En ce sens, difficile de ne pas voir dans ce congrès présenté comme fondateur de visions irrémédiablement opposées du socialisme un simple faux-départ, un tragique malentendu !

    Un congrès pour l'histoire :

    C'est le jour de Noël que débutent les travaux du 18e congrès de la SFIO, sous les auspices d'un Jaurès déjà statufié dans la salle du Manège. Au-dessus de la tribune, -ironie de l'histoire- une étoffe rouge arbore le fameux « prolétaires de tous les pays, unissez-vous » du Manifeste ! Le célèbre slogan marxien paraît bien singulier, car les résultats des congrès fédéraux sont connus depuis maintenant plusieurs jours et que l'impétuosité du courant d'adhésion est confirmée par les chiffres. Sembat, bien que viscéralement hostile au ralliement à Moscou, reconnaît le 26 décembre 1920 qu'il est « incontestable [...] qu'un grand courant d'enthousiasme s'est déchaîné derrière la motion Cachin-Frossard ». Il ajoute sans fausse pudeur, en ce 2e jour de congrès, que l'assistance « va voter par une grosse majorité l'adhésion ». En effet, la motion regroupant le Comité de la Troisième Internationale et la gauche de la Reconstruction l'a emporté largement et le noyau des Résistants est littéralement écrasé : plus de 3200 mandats contre moins de 400 !

    Du 25 au 28 décembre, le congrès apparaît comme une joute oratoire d'autant moins vaine que les deux partis en formation cherchent à justifier leurs options politiques dans la perspective de la lutte de légitimité qui opposera les deux partis ouvriers suite à la rupture qui est en train d'être consommée dans la salle du Manège. C'est le sens profond de l'engagement de Blum qui a affirmé par la suite : « c'est sur le fanatisme doctrinaire de quelques hommes dont j’ai été que s'est brisée en 1920 la vague communiste ». Sembat, lui, insiste sur la stratégie et s'ingénie à montrer que le courant majoritaire s'illusionne en misant sur l'imminence de la révolution en France. Selon lui, « les dirigeants et l'élite de la bourgeoisie ne voient désormais pour elle qu'un espoir. C'est de faire éclater avec le prolétariat un conflit violent ». L'ancien ministre socialiste conclut sa démonstration en prenant à partie la majorité favorable à l'adhésion : « vous serez peut-être dans quelques mois profondément navrés à la pensée que la bourgeoisie n'aura pu être sauvée que par les fautes des révolutionnaires et que nous avons prolongé sa vie au lieu de la faire disparaître ». Cachin répond aux critiques de Sembat, non par des arguments touchant à la situation objective du socialisme français, mais par un appel pathétique à soutenir inconditionnellement la Révolution russe élevée au rang de « plus grand mouvement humain qui ne fut jamais ». Par son alignement sur une Internationale qui n'en demande alors pas tant, le directeur de L'Humanité, ancien social-patriote et futur stalinien, dévoile déjà son caractère profond de laquais. Ne s'écrie-t-il pas : « une république socialiste est née, elle vous appelle à venir avec elle lutter sur le front nouveau de l'Internationale qu'elle a créée. Le fait de sa stabilité, de son établissement définitif n'est-il pas déjà un argument pour nous » ?

    Au delà des élans lyriques de Cachin et de Frossard, malgré l'écrasante victoire de leur motion, c'est le discours de Blum qui laisse le plus de trace dans les mémoires. Il défend l'idée que la minorité hostile à l'adhésion reste fidèle aux principes traditionnels du socialisme français et que les socialistes résistants à l'appel de la Révolution russe agisse en révolutionnaires conséquents. Blum dénonce le manque de clarté d'une motion d'adhésion refusant in fine les 21 conditions en montrant aux majoritaires qu'en dépit des concessions qu'ils croient avoir arraché à Moscou, ils sont « en présence d'un tout, d'un ensemble doctrinal. […] On ne chicane pas avec une doctrine comme celle-là ». Face à la tentation insurrectionnelle et sectaire en passe d'emporter la majorité du parti, il affirme que « le socialisme n'est pas un parti en face d'autres partis. Il est la classe ouvrière toute entière. Son objet, c'est de rassembler, par leur communauté de classe, les travailleurs de tous les pays ». Mais son opposition à toute prise de pouvoir de type blanquiste ne l'empêche pas de tracer une voie qu'il considère comme révolutionnaire « puisque le socialisme est un mouvement d'idée et d'action qui mène à une transformation totale du régime de la propriété, et que la révolution, c est, par définition, cette transformation même ». Même Frossard, dans son discours de réponse à Blum, est bien obligé de rendre hommage à « l'effort admirable » qui sous-tend la démonstration du député socialiste.

    Une dernière question à régler :

    Le congrès de Tours ne peut toutefois être réduit à une joute entre militants se disputant pour l'avenir la légitimité du mouvement ouvrier. En réalité, une question restait en suspens. Non une question de programme, ou encore de tactique, mais une question de personne. Le congrès de Tours, c'est avant tout le règlement du « cas Longuet ». En effet, le chef de la minorité pacifiste pendant la guerre, dirigeant aimé des militants du rang pour sa loyauté au parti et à l'Internationale, s'est progressivement éloigné du camp de l'adhésion depuis le congrès de Strasbourg. Dès la voyage de Frossard et de Cachin en Russie, il était clair que l'Exécutif de l'IC, déjà peu courtois avec les « négociateurs » français, concentrait ses attaques sur Longuet, attaché plus que tout à l'unité internationale qu'il incarne mieux que quiconque puisqu'il est trilingue par sa mère, qui n'est autre que la fille aînée de Marx. Peu après son « adhésion personnelle » à la IIIe Internationale, Frossard écrivait dans son journal : « Longuet restera, nous en sommes sûrs. Une scission de droite, c'est la défaite de quelques chefs. Une scission de gauche, c'est la rupture avec les masses ». Au retour des prétendus « pèlerins de Moscou », Longuet se déclare partisan de l'adhésion « avec réserves » et cristallise autour de sa position intermédiaire les militants de la droite de la Reconstruction tels que Paul Faure, de plus en plus sévères à l'égard du bolchevisme.

    La motion Longuet-Faure ne recueille finalement que 1000 mandats et ne peut jouer qu'un rôle d'appoint face à l'arme absolue contre le « socialisme de guerre » que constituait la motion Cachin-Frossard. Le suspens relatif au sort qui va être fait à Longuet dure pendant plusieurs jours, mais le couperet tombe le 28 décembre : c'est le fameux « télégramme Zinoviev ». Il est lu directement en séance et fait l'effet d'un coup de tonnerre. En la personne de son président, le Comité Exécutif de l'IC considère la motion Longuet-Faure comme « pénétrée d'un esprit de réformisme et de diplomatie mesquine et chicanière » mais, surtout, qualifie ces deux premiers signataires d'« agents déterminés de l'influence bourgeoisie sur le prolétariat ». C'en est fini du « cas Longuet », malgré les ultimes tentatives de Frossard à la tribune pour supplier le centre-droit reconstructeur de rejoindre le camp de l'adhésion. Lors du vote final sur la réponse à faire à l'Exécutif de l'IC, la motion de scission recueille 3247 mandats contre 1398 à la motion Mistral proposant de « maintenir intacte l'unité actuelle du parti ». Faure, au nom de la Reconstruction maintenue, et Paoli, pour les Résistants, appellent les militants refusant la création de la SFIC à se réunir le lendemain à l'hôtel de ville de Tours pour achever le congrès de la SFIO, alors que les assises communistes continuent dans la salle du Manège.

    Deux lieux, deux congrès, deux partis appelés à devenir deux frères ennemis : en ce 29 décembre 1920, c'en est fini du parti unifié de Jaurès...

    Jean-François Claudon

    Document PDF à télécharger
    L’article en PDF

    Inscrivez-vous à l'infolettre de GDS




    La revue papier

    Les Vidéos

    En voir plus…