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Allemagne 1918 #10 : l’écrasement de la Révolution

Réuni du 16 au 21 décembre, le premier Congrès des conseils venait de mettre fin à la dualité du pouvoir en transférant l’autorité suprême au Conseil des commissaires du peuple et en confirmant la convocation imminente de l’Assemblée constituante. Pour la direction du SPD, alliée en la circonstance à l’état-major, il était temps d’éradiquer l’ensemble des organes populaires nés de la Révolution de novembre. C’était sans compter sur la combativité de la classe ouvrière berlinoise.

Deux jours après la clôture de ce congrès historique qui avait vu les représentants d’une classe en mesure de diriger la société toute entière remettre l’intégralité des pouvoirs dans les mains de ses pires ennemis, un premier incident montra à Ebert et à ses sbires que leur plan de liquidation des conseils et du « bolchevisme » serait beaucoup plus difficile que prévu à mettre en œuvre.

Rendre coup pour coup

Les matelots de la Baltique et de la Mer du Nord, utilisés comme force de police par le commandant SPD de Berlin, Otto Wells, se révoltent en effet le 23 décembre, après s’être vu intimer l’ordre de quitter les écuries du Château qu’ils occupaient depuis le premier jour de la Révolution. Le pouvoir social-démocrate s’en prend prioritairement à ces unités car elles étaient de plus en plus influencées par les idées de la gauche indépendante et par Dorrenbach, un ex-lieutenant proche de Liebknecht.

Malgré les tentatives de conciliation des Commissaires du peuple SPD auprès des marins qui avaient pris Wells en otage, les troupes gouvernementales étaient résolues à régler leur compte à ces derniers et bombardèrent leur caserne le 24 décembre. C’est alors que la foule ouvrière berlinoise intervient. Prenant à revers des assaillants qui croyaient la partie gagnée, les travailleurs fraternisent avec les soldats hésitants et désarment en quelques minutes les récalcitrants.

C’est une lourde défaite pour la direction du SPD qui perd définitivement la confiance des masses sans pour autant donner de véritables gages d’ordre au camp des possédants. Dans les jours suivants, une vive campagne de la gauche des Indépendants, convaincus qu’il fallait rompre définitivement avec les sabre-peuple majoritaires, poussent les dirigeants de l’USPD à quitter le gouvernement. C’est la ligne de Rosa qui s’impose enfin, elle qui réclamait depuis quinze jours à cor et à cri le départ des commissaires USPD à Haase, le chef du parti indépendant.

Veillée d’armes

Les deux camps sont maintenant clairement circonscrits : d’un côté les classes dominantes qui s’appuient politiquement sur le Conseil des commissaires du peuple, devenu un organe homogène SPD ; de l’autre, les masses berlinoises et leurs porte-parole que sont les délégués révolutionnaires, les Indépendants de gauche et les figures de proue spartakistes. C’est d’ailleurs dans ces jours d’extrême tension que la Ligue Spartakus fusionne avec les radicaux de gauche brêmois et berlinois pour donner naissance au Parti communiste allemand (KPD), qui ne parvient toutefois pas à attirer en son sein les délégués révolutionnaires. L’affrontement final est imminent. L’arme de la critique laisse définitivement la place à la critique des armes.

Le rôle du « bourreau » va être endossé sans remords par Gustav Noske, social-démocrate de droite, qui s’est lui-même affublé d’un surnom amplement mérité : der Bluthund (le « chien sanguinaire »). Ne pouvant plus compter sur l’armée depuis l’échec de l’assaut contre les matelots, les gouvernants se résolvent à suivre les conseils de l’état-major et à contacter les corps-francs ultranationalistes qui s’étaient constitués à l’Est pour défendre l’Allemagne face au bolchevisme. Noske, le dirigeant SPD le plus proche des milieux militaires, devient l’homme de la situation. Début janvier, le gouvernement social-démocrate et le maréchal Von Lüttwitz disposent de pas moins de 80 000 hommes massés autour de Berlin, alors que le prolétariat de la capitale, faute d’une direction conséquente, rechigne à s’organiser et à s’armer.

L’étincelle

C’est le limogeage de Emil Eichhorn, le préfet de police de Berlin venu de la gauche indépendante, le 4 janvier 1919, qui met le feu aux poudres. Eichhorn refuse sa révocation et reçoit la soutien de toute la gauche, des Indépendants à l’extrême gauche berlinoise, en passant par les délégués révolutionnaires. Plus généralement, la résistance du préfet indépendant est en phase avec l’état d’esprit des travailleurs berlinois qui le considèrent comme un des leurs et qui n’accepteraient pas un nouveau recul de leur camp devant la contre-révolution.

La centrale du KPD, en accord avec les délégués révolutionnaires, appelle à la grève générale pour le 5 janvier au matin, mais Rosa insiste pour que l’appel se cantonne à des slogans défensifs et ne contienne aucun mot d’ordre de prise de pouvoir, estimant cette perspective prématurée. Dans un article de 1920, un membre de la direction spartakiste – probablement Paul Levi – confirma que « les membres de la centrale étaient unanimes sur ce point qu’il fallait éviter tous les mots d’ordre qui auraient eu nécessairement pour conséquence le renversement du gouvernement », puisque ce dernier « possédait encore au sein du prolétariat un crédit non négligeable ».

Liebknecht semble exprimer un point de vue légèrement différent en affirmant, selon Radek, que si un gouvernement spartakiste « est encore impossible, un gouvernement Ledebour appuyé sur les délégués révolutionnaires est, lui, d’ores et déjà possible ». Mais pour Rosa, craignant plus que tout une réédition de la Commune de Paris, il fallait à tout prix éviter une prise du pouvoir trop précoce qui isolerait Berlin du reste du pays. Un comité révolutionnaire provisoire de 51 membres est créé pour diriger la mobilisation imminente censée se réduire à un simple mouvement de protestation.

La révolution, enfin ?

La grève générale du 5, ainsi que le meeting géant de soutien au préfet Eichhorn, constituent des manifestations éclatantes de la résolution des travailleurs. Deux ans après les faits, Paul Levi se rappelle encore ces journées qui furent peut-être « la plus grande action prolétarienne de masse jamais vue dans l’Histoire ». « De Roland à Victoria se tenaient des prolétaires, tête contre tête. […] Ils avaient amené leurs armes, faisaient flotter leurs bannières rouges. Ils étaient prêts à tout faire et à tout donner, même leur vie. Une armée de deux cent mille hommes, comme aucun Ludendorff n’en avait vue. »

Estimant que la situation a brutalement évolué, les deux délégués spartakistes au sein du comité révolutionnaire, Karl Liebknecht et Walter Pieck, suivent la majorité qui, grisée par la mobilisation d’ampleur des travailleurs berlinois, estime que la prise du pouvoir est maintenant à l’ordre du jour. Malgré les protestations d’Ernst Däumig et du chef des délégués révolutionnaires, Richard Müller, le principe de l’insurrection est voté au soir du 5 janvier.

Au même moment, un groupe d’ouvriers autonome, décidé à brusquer le processus révolutionnaire, occupe l’immeuble du Vorwärts, l’organe du SPD. Les travailleurs berlinois sont mis devant non pas un, mais deux faits accomplis : l’appel prématuré au soulèvement et la rupture avec les « majoritaires » honnis par les activistes, mais qui disposent encore d’une influence réelle sur le prolétariat de la capitale. Dans tous les cas, la réaction et le « bourreau » Noske, qui ont probablement joué un rôle dans l’affaire du Vorwärts – tant la provocation y paraît sous-jacente –, ont enfin leur casus belli : l’heure de la reprise de « Berlin-la-Rouge » a sonné.

Hésitations et reflux

Le 6 janvier, seuls quelques groupes résolus passent réellement à l’action en occupant quelques bâtiments et une poignée de sièges de journaux, grotesques copies de l’occupation du Vorwärts. Au total, selon Pierre Broué, « malgré les centaines de milliers de grévistes, moins de dix mille hommes décidés à se battre : les troupes d’Eichhorn, les détachements qui ont occupé journaux et imprimeries, que sont venus renforcer et contrôler des communistes et des indépendants […]. La masse ouvrière berlinoise est prête à la grève et même à la manifestation, mais pas à la lutte armée ». La direction du mouvement se fissure dès le 6 janvier au soir. Le lourd comité révolutionnaire semble totalement irrésolu, malgré l’action énergique de Ledebour, allié pour l’occasion à Liebknecht, qui perd le contact avec la centrale spartakiste. Radek, alors en clandestinité, adjure la direction du KPD de renoncer à une offensive pour laquelle les travailleurs ne sont pas prêts. D’accord en cela avec l’émissaire des bolcheviks, Rosa estime qu’il faudrait reculer, mais veut laisser aux Indépendants la responsabilité de la capitulation, tandis que Leo Jogiches voudrait que la centrale désavoue clairement Liebknecht, qui a engagé la responsabilité du parti sans aucun mandat et hors de toute discipline.

Prié de tout côté de négocier la retraite, le comité révolutionnaire prend contact, dès le soir du 6, avec le gouvernement... dont il avait proclamé la déchéance 24 heures plus tôt ! Les deux parties campant sur leurs positions – notamment concernant l’affaire mélodramatique du Vorwärts –, les pourparlers échouent le 8 janvier. Les travailleurs sont déboussolés par cette séquence politique ubuesque, tandis que Noske a eu tout le loisir d’organiser les corps-francs disposés autour de la capitale et d’organiser méthodiquement la répression contre « Berlin-la-Rouge ».

En quatre jours, le rapport de force a totalement changé au moment où le gouvernement annonce son intention de « mettre un terme à l’oppression et à l’anarchie ». Abandonnés par l’état-major indépendant, les délégués révolutionnaires, la gauche berlinoise de l’USPD et la centrale du KPD, qui retrouve sa cohésion dans l’épreuve, répondent à l’annonce du pouvoir le 9 janvier par un appel au soulèvement : « Debout dans la grève générale ! Aux armes ! ». Le comité révolutionnaire ne se réunit plus à partir de cette date et c’est dans l’improvisation la plus totale que se met laborieusement sur pied la résistance aux corps-francs. Radek et Levi, qui constatent que les décisions prises ne sont nullement appliquées et que la liaison est rompue avec Liebknecht et les Indépendants berlinois devenus incontrôlables, prennent position pour que la centrale accepte enfin la responsabilité de l’appel à battre en retraite. Mais, une nouvelle fois, cette proposition absolument juste n’est pas suivie d’une décision claire et d’une application rapide.

Tuez-les tous !

Suppléant les 5 000 soldats recrutés directement par le SPD, qui étaient en passe de déloger les révolutionnaires de leurs positions, les corps-francs rentrèrent dans Berlin à partir du 11 janvier. Le but de ces formations para-militaires, constituant une véritable armée de classe, n’étaient plus tant de rétablir « l’ordre » que d’écraser dans le sang l’avant-garde ouvrière que son hardiesse excessive avait isolée des masses. Équipés de mitrailleuses et de véhicules blindés, ces groupes de choc brisaient chaque îlot de résistance de la plus brutale des façons, en ne s’encombrant guère de prisonniers.

Six des sept délégués chargés de négocier auprès du pouvoir la reddition des occupants du Vorwärts furent par exemple massacrés le 11, en contravention flagrante avec le principe de l’inviolabilité des émissaires. Les hommes d’Eichhorn n’eurent guère plus de chance. Selon l’historien amateur Richard M. Watt, aux abords de la préfecture de police, « il n’y eut pas de quartier, les défenseurs étaient abattus sur place. Seule une poignée réussit à s’échapper par les toits ». Au total, la « semaine sanglante » berlinoise fit plusieurs milliers de victimes.

Les auteurs de L’histoire illustrée de la Révolution allemande – tous témoins des faits – ont eu raison d’écrire en 1929 : « Le fauve de la terreur blanche avait été libéré et pouvait maintenant se déchaîner avec une férocité sans limite. L’assassinat était devenu licite. La bourgeoisie incitait la soldatesque à la violence et celle-ci se déchaînait telle une bête assoiffée de sang, emportant même dans sa furie […] des gens qui n’avaient pas participé aux affrontements ».

Leçons sur le vif

C’est déjà sous une forme de testament politique que Rosa écrit, le 11 janvier 1919 : « l’absence de direction, l’inexistence d’un centre chargé d’organiser la classe ouvrière berlinoise, ne peuvent plus durer. Si la cause de la révolution doit progresser, si la victoire du prolétariat, si le socialisme doivent être autre chose qu’un rêve, il faut que les ouvriers révolutionnaires mettent sur pied des organismes dirigeants en mesure de guider et d’utiliser l’énergie combative des masses ». La dirigeante spartakiste semble ici se rapprocher d’une conception du parti ouvrier qu’elle avait jusque-là combattu, notamment dans la polémique initiée avec Lénine avant-guerre.

Elle précise toutefois que, vu la situation, il était impossible de ne pas résister. « Placés devant la provocation violente des Ebert-Scheidemann, les ouvriers révolutionnaires étaient contraints de prendre les armes. Pour la révolution, c’était une question d’honneur que de repousser l’attaque immédiatement, de toute son énergie, si l’on ne voulait pas que la contre-révolution se crût encouragée à un nouveau pas en avant ; si on ne voulait pas que fussent ébranlés les rangs du prolétariat révolutionnaire et le crédit dont jouit au sein de l’Internationale la révolution allemande ».

La conclusion de ce magnifique article, intitulé « L’ordre règne à Berlin » et publié le 14 janvier dans la Rote Fahne, mérite d’être longuement citée. « La direction a été défaillante. Mais on peut et on doit instaurer une direction nouvelle, une direction qui émane des masses et que les masses choisissent. […] Les masses ont été à la hauteur de leur tâche. Elles ont fait de cette « défaite » un maillon dans la série des défaites historiques qui constituent la fierté et la force du socialisme international. Et voilà pourquoi la victoire fleurira sur le sol de cette défaite. »

La traque

Liebknecht, tombé dans une sorte de gauchisme exalté depuis le 6 janvier et qui croit qu’une réunion publique de masse où Rosa et lui prendraient la parole est encore réalisable, alors que la répression bat son plein dans les quartiers ouvriers de Berlin, accepte enfin de regarder la réalité en face et se résout à se cacher avec sa camarade. Refusant de quitter la capitale, les deux dirigeants spartakistes se camouflent dans plusieurs appartements de sympathisants, du 12 au 15 janvier, échangeant d’abord sur les derniers jours de lutte qu’ils ont vécus séparément, puis silencieux après que Rosa, lisant dans le Vorwärts l’appel au soulèvement du comité révolutionnaire et remarquant à la fin du texte la signature de Liebknecht, lui demande tristement : « Karl, c’est ça, notre programme ? »… C’est à Wilmersdorf que les deux militants sont finalement arrêtés le 15 janvier au soir par un corps-franc trop heureux de tomber sur les deux militants qui avaient tant fait trembler la bourgeoisie allemande.

Depuis plusieurs jours, la campagne de haine contre les spartakistes avait laissé place à de véritables appels au meurtre. Selon Rosa Leviné-Mayer, la femme du responsable communiste Eugen Leviné, dès les premières heures du ratissage de Berlin par les corps-francs, « l’effusion de sang fut naturellement attribuée aux spartakistes, et une chasse sauvage contre leurs dirigeants balaya la ville ». Le Vorwärts n’est pas en reste, lui qui publie, le 13, un poème intitulé « La Morgue » appelant ouvertement à l’assassinat des leaders du KPD : « Sur un seul rang, plus de cent morts – Prolétaires ! / Karl, Rosa, Radek et consorts / Pas un, pas un parmi ces morts »

Ils sont morts debout

Le bruit de leur mort court dans Berlin dès le lendemain, mais personne ne sait réellement ce qu’il s’est véritablement passé. Selon la version propagée par l’organe du SPD, Karl aurait été abattu lors d’une tentative de fuite et Rosa aurait été lynchée par la foule... La vérité s’est faite jour progressivement grâce à l’enquête menée par Leo Jogiches, puis après l’assassinat de ce dernier par la police de Noske, en mars 1919, par Paul Levi. Les deux martyrs ont été emmenés de force à l’hôtel Eden, puis vivement malmenés lors de leurs interrogatoires. Probablement déjà inconscients, tant les coups ont plu, Rosa et Karl sont achevés au Tiergarten. Le corps de Liebknecht est ensuite déposé à la police comme cadavre « non-identifié », tandis que celui de Rosa est lesté de poids et jeté dans la Spree. Il ne sera retrouvé que le 31 mai suivant.

Ils sont morts debout, en militants socialistes – donc en révolutionnaires – méprisant leur sinistres bourreaux, et sachant la contre-révolution qui les éliminait avec tant de hargne bien incapable de détruire par ce geste barbare l’aspiration des travailleurs d’Allemagne et du monde entier à la fin de l’oppression.

Cet article de notre camarde Jean-François Claudon est à retrouver dans le numéro de janvier de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

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